Quand on évoque la présence de soldats russes en Haute-Marne sous l'Occupation, on pense davantage aux crimes de guerre commis par les cosaques du Freiwilligen-Stamm-Regiment 5, caserné à Chaumont et Langres de février à août 1944, ou par les hommes de l'Ost-Bataillon 615. Sans avoir atteint le niveau d'importance d'effectifs constaté dans les départements voisins comme la Meuse, la Haute-Saône ou la Côte-d'Or, des militaires de l'Armée rouge ont cependant rejoint les rangs de la Résistance haut-marnaise. Ils étaient peu nombreux, certes - il n'y avait que 20 adhérents de la Main d'oeuvre immigrée, en Haute-Marne, en juin 1944 -, mais ils étaient, pour une partie d'entre eux, membres d'une célèbre unité de partisans, le détachement Stalingrad.
Groupe Rostov
L'histoire des Russes (et Ukrainiens) du groupe Rostov (FTP de la Haute-Marne) est surtout connue grâce à un article, "Un maquisard nommé Michel", rédigé par Gueorgui Bogdanowski (publication inconnue). L'auteur s'appuie sur les notes et le témoignage du seul survivant du groupe : Vsévolod Medvedev. L'article nous apprend que Medvedev était originaire de Krasnoïarsk (Sibérie) et qu'il a été blessé et fait prisonnier par les Allemands en juin 1941 près de Viazma. Emmené en captivité à Mühlberg (Saxe), il a été affecté comme manoeuvre dans une mine. Où ? Ce soldat de l'Armée rouge ne le précise pas, mais il s'agit vraisemblablement d'un site en Lorraine.
Le 6 juillet 1943, Vsévolod Medvedev s'évade avec deux autres prisonniers, Alexandre Protassov et Sergueï Ostrooumov. Tous trois mettent le cap au sud. Ils franchissent un canal - sans doute de la Marne au Rhin - et arrivent le 8 juillet à Damrémont, près de Bourbonne-les-Bains - ce court délai entre l'évasion et l'arrivée en Haute-Marne montre que la mine n'était pas si éloignée. Là, ils font la connaissance de Piotr Tkachenko, déjà présent dans le département et qui se joint à eux.
Les quatre Russes sont bientôt en relation avec des résistants locaux. Vsévolod Medvedev se souvient surtout d'Alice Goustiaux, garde-barrière SNCF à Neuvelle-lès-Voisey, et de sa fille Jacqueline, agent de liaison du groupe Rostov. Ce groupe FTP, qui appartient au détachement Perlinski, compagnie Patrie, est composé des frères Renaud et de Raymond Liegey, tous originaires de Melay.
"Un soir, témoigne Medvedev, nous transportions par relais une imprimerie clandestine de L'Humanité en direction de Dijon. [...] En accompagnant le groupe de Jacqueline [Goustiaux], nous tombâmes sur des motards allemands et faillîmes y rester."
Avant le rattachement - pour trois d'entre eux, non immatriculés - au groupe Rostov, ces quatre hommes auraient été placés par Paul Carteron (Max) dans le maquis qu'il a créé dans le bois des Epinaies, près de Varennes-sur-Amance. Puis, après le 29 septembre 1943, jour où Carteron échappe à l'arrestation et où un de ses hommes est tué à Coiffy-le-Haut, ils sont cachés au hameau des Granges-du-Val.
Le petit groupe soviétique perd un premier membre rapidement. Selon Medvedev, connu des résistants haut-marnais sous le nom de Michel, Ostrooumov aurait été tué dès le 29 octobre 1943 et enterré à "Jouy [sic]". Nous n'avons pas retrouvé trace ni de la date exacte de son décès ni du lieu d'inhumation de cet homme.
Ils ne sont plus que trois lorsqu'ils sont confiés à d'autres patriotes : chez Jean Barrière, de Damrémont, "pendant une semaine", puis chez André Henriot, de Neuvelle-lès-Voisey, "pendant trois mois" à partir de "décembre 1943".
L'existence du trio est brève. C'est ce qu'explique Vsévolod Medvedec, qui commet toutefois des erreurs dans la chronologie. Ainsi, il situe la mort de Protassov à la date du 17 février 1944, alors qu'il s'agit du 17 janvier 1944. Protassov est ce lieutenant russe évoqué par des habitants et qui, cerné par une quinzaine d'Allemands dans la maison du passage à niveau n°1 à Voisey, s'est donné la mort en se tirant une balle dans la tempe. Il est inhumé à Jussey (Haute-Saône). Puis, le 15 février 1944, c'est le corps de Piotr Tkachenko, originaire de Melitopol (Ukraine), qui est découvert, toujours sur le territoire de Voisey, et lui aussi mort suicidé.
Medvedev reste donc le seul survivant. Il participe aux combats de la Résistance jusqu'en septembre 1944, citant des accrochages dans les localités de Jonvelle, Larivière-sur-Amance, Arnancourt, Genrupt.
A noter qu'entretemps, Medvedev, Protassov et Tkachenko avaient participé, avec deux Français du groupe Rostov, à des opérations de réquisition : du tabac à Voisey le 15 décembre 1943, des cartes d'alimentation à Melay le 29 décembre. C'est la gendarmerie française qui devait, au lendemain d'une autre opération de réquisition à Fresnes-sur-Apance, arrêter les frères Renaud et Liegey, entre le 17 et le 20 janvier 1944 - trois seront fusillés le 4 juillet 1944 à Châlons-sur-Marne, le quatrième mourra en déportation.
Lettre d'Alice Goustiaux en poche - "Michel, tu nous as laissé ta contribution sacrée, tes amis morts : Serguei, Alexandre, Piotr. Ils sont aussi mes amis. Crois moi, ils ne seront pas oubliés" -, Medvedev se rend à Paris puis reçoit la mission de former "une unité de 735 hommes", "sur accord entre les commandements soviétique et américain", qui va prendre part à la Campagne d'Allemagne et terminer la guerre à Francfort-sur-le-Main.
Selon Gueorgui Bogdanovski, Vsévolod Medvedev est rentré en Russie le 25 juillet 1945 et, après avoir repris ses études, serait devenu professeur de l'Institut polytechnique de Krasnoïarsk.
Le détachement Stalingrad
Ce détachement est un des plus célèbres de la Résistance soviétique en France. Il a été mis sur pied en janvier 1944 près de Loison (Meuse), sous les ordres du lieutenant Gueorgui Ponomarev (Georges). Le détachement Stalingrad a d'abord opéré aux confins de la Meuse et de la Meurthe-et-Moselle, comme groupe Main d'oeuvre immigrée (MOI) de l'interrégion 21 des FTPF.
Dès 2007 (Résistance, répression, libération en Haute-Marne, L. FONTAINE, A. GROSSETETE, M.-Cl. SIMONNET, éditions Dominique-Guéniot), nous écrivions que Stalingrad correspondait au groupe russe du lieutenant Georges combattant avec le camp Z1-SA, ou camp de Saint-Blin, commandé par Auguste Rouot (Siroco).
Cette unité russe est effectivement citée à plusieurs reprises dans le "Relevé d'activité du camp Z1 SA depuis la formation, à la dissolution" :
"26 août 1944. Reconnaissance par les FFI sur le territoire d'Ecot-Romain-Ozières. Effectif ayant participé à l'opération : 15 hommes. Chef de patrouille : Siroco, lieutenant Georges (URSS). Résultat : groupes allemands nombreux repérés, obligeant la patrouille à décrocher rapidement.
27 août 1944. Reconnaissance d'une colonne allemande de canons [anti-chars] entre Chalvraines et Romain (30 véhicules environ). Résultat : désorganisation de la colonne. Moyens employés : grenades et FM ; les Allemands ramassent immédiatement leurs morts et blessés. Effectifs : 24 hommes. Chef : Siroco, lieutenant Georges. Hommes s'étant particulièrement distingués au cours de cette journée : Hasani [Mohamed Azni] et l'équipe russe (groupe Stalingrad sous commandement du lieutenant Georges). Repli par le bois des Mailles sur [la ferme de] Saint-Hubert. [...]
29 août 1944 : le camp Z1 SA à l'effectif de 95 hommes quitte la ferme de Saint-Hubert par mesure de sécurité pour se rendre à la ferme abandonnée de Remonvaux (commune de Liffol-le-Petit) [...] Chef de détachement : lieutenant Georges. [...]
31 août 1944. Reconnaissance FFI sans armes ni brassards sur Donjeux, voit environ 200 SS motorisés. Résultat : demande de papiers, interrogatoire et fouille des FFI. Effectif engagé : 3 hommes et sous commandement du gradé Marquis (Russe) [...]"
Aux côtés du camp FFI, le groupe Stalingrad se distingue encore le 1er septembre 1944, jour de l'arrivée de troupes de cavalerie américaine à Saint-Blin. Puis, le 4 septembre 1944, "par ordre du capitaine attaché au QG des forces alliées stationnées à Leurville, après entente avec le chef de camp, les effectifs russes et espagnols du camp sont dirigés sur Rozières-Tollaincourt pour recherche de renseignements". Après ce départ pour les Vosges, il n'est plus question du détachement dans le secteur de Saint-Blin, Bourmont.
Ajoutons que ce sont vraisemblablement des hommes de Stalingrad qui, le 8 août 1944, blessent mortellement un soldat allemand sur la voie ferrée à Merrey. C'est ce que confirme Vladimir Kotchetkov dans sa minutieuse étude sur le Détachement Stalingrad en Lorraine, parue en deux tomes en 2024 et 2025.
Ceux du maquis Max
Né en 1923, Evgeniy Belousov a été fait prisonnier en juillet 1943 sur le front Est, c'est-à-dire au moment où ses compatriotes Medvedev, Protassov et Ostrooumov s'évadaient de Lorraine. Interné dans un camp en Pologne, Belousov s'évade en juillet 1944 en France. Il est incorporé officiellement le 29 août 1944 dans le maquis Max, le maquis d'Auberive commandé par Paul Carteron. Il se souvient de la présence de quatre compatriotes dans ce maquis : Alexandre Chepotanow, Viktor, Vladimir et Yurii. De son côté, le registre du maquis fait état de Chepotanow, Dzinig, Serge Chouchkine, Nicolas et Totor (?) Dynojssukul (orthographes incertaines). Evgeniy Belousov est rapatrié en URSS le 21 juin 1945 avant de connaître les affres du goulag. Au début des années 2010, il entrait en contact avec Le Journal de la Haute-Marne pour retrouver des Français ayant pu le connaître. A noter que son compatriote Chepotanow s'est fixé en Haute-Marne où il s'est marié.
Ceux du maquis Charles (Varennes)
Selon le registre des FFI de la Haute-Marne, le maquis Charles compte dans ses rangs 20 Russes dont un certain colonel Nicolas - distinct d'Ivan Scripay présent en Côte-d'Or - et le lieutenant Kousnetzof. Le journal de marche du camp évoque à plusieurs reprises les activités d'un "groupe de Russes", essentiellement des embuscades sur la RN 19 entre Langres et Vesoul (le 3 septembre 1944 près de Rosoy-sur-Amance, le 4 septembre, le 6 septembre près de Rougeux...).
Le journal signale en particulier une embuscade sur la route 16 dans la côte Chanion sous les ordres de Pierre Francoville, le 11 septembre 1944 (trois voitures détruites, au moins un tué côté allemand). Le 12 septembre, "le groupe russe en embuscade au-dessus de Chanion tue sept Allemands et fait neuf prisonniers, mais se fait accrocher au retour au bas de Varennes : trois blessés dont un Français".
Ceux du maquis Mauguet
Unité créée par le Front national dans le nord de la Haute-Marne, le maquis Mauguet comptait, fin août 1944, une 4e section dite "des étrangers". Elle était commandée conjointement par Mario Fruet, d'origine italienne, et Leonid Lachkov (Léon). Ce dernier est né en 1922 en Russie. Dans un article paru en 1968, "Un franc-tireur russe" (in Etudes soviétiques), Guennadi Netchaev a raconté son histoire. Lachkov était étudiant lorsqu'il a été incorporé dans l'Armée rouge. Fait prisonnier près de Volkhov, il est conduit en Lorraine au printemps 1943 puis affecté à des travaux, d'abord près de Metz, puis à Saint-Dizier en juillet 1943. Lachkov faisait sans doute partie de ce groupe de 40 prisonniers soviétiques arrivé dans la cité bragarde le 9 juillet 1943 et logé à l'école Gambetta. Après un séjour dans la région de Verdun, le jeune soldat s'évade le 11 décembre 1943 alors qu'il se trouve dans la Marne.
Par l'intermédiaire d'un Russe établi en France, Alexandre Petrov, il entre en contact avec le FN de Saint-Dizier et intègre le maquis Mauguet le 7 juillet 1944 avec quatre camarades. Selon Guennadi Netchaev, ils seraient au total 17 Russes dans cette unité. Sont cités les noms de Mikhail Stepanov, Ivan Sementsov, Nikolai Vassiliev, Semion Salamatov, Pavel Matveev, Nikolai Sazonov, Ivan Kostenko, Edouard Koritko...
Vraisemblablement le 28 août 1944 plutôt que le 29, la section commandée par Léon traversait la route nationale 4 pour rejoindre le gros du maquis dans les bois des réserves d'Ancerville lorsqu'elle accroche un convoi ennemi à hauteur d'Aulnois-en-Perthois (Meuse). Six FTP sont tués, dont Koritko et Kostenko ainsi que deux Polonais. Le maquis prendra part ensuite au rude combat de Chancenay. Rentré en URSS, marié, Léonid Lachkov résidait en Estonie, en 1968.
Ceux des autres maquis
Le registre du maquis Gérard, créé à Courcelles-sur-Aujon, mentionne la présence de Stephan Chenlio, Yvan Czuko, Michel Grabowski, Alexandre Kotakow et Alexandre Lokatow (s'agit-il d'une seule et même personne ?). Cinq Russes faits prisonniers par les FFI auraient également rejoint le maquis Duguesclin, à Giey-sur-Aujon. Notons encore quatre pseudonymes de combattants du groupe de Cirey-sur-Blaise suggérant une origine russe (Serge et Nicolas).
Sources complémentaires : relevé d'opérations du camp Z1 SA, archives du club Mémoires 52 ; série 342 W, AD 52 ; série 1623 W, AD 52 ; série 163 MM (W), AD 51 ; archives collectives des FFI de Haute-Marne, GR 19 P 52/1, SHD.
Bibliographie : Claude COLLIN, L'Eté des partisans, Presses universitaires de Nancy, 1992 ; Vladimir KOTCHETKOV, Détachement Stalingrad en Lorraine (deux tomes), 2024-2025 ; Lionel FONTAINE, Des Hommes, Le Pythagore/Liralest, 2023 ; La Haute-Marne et les Haut-Marnais durant la Seconde Guerre mondiale, club Mémoires 52, 2022.