mardi 27 mai 2025

Un sillage sanglant en Champagne derrière la 15. Panzergrenadier-Division, août 1944


 Le lieutenant Otto Probst, tué le 30 août 1944 à Chancenay. (Collection club Mémoires 52).


    Comme dans la vallée de la Saulx (Meuse et Marne), c'est à une troupe assimilée à "l'Afrika Korps" qu'a été imputée la responsabilité de nombreux crimes de guerre, fin août 1944, dans l'Aube et en Haute-Marne. Ici, il ne s'agit pas de la 3. Panzergrenadier-Division mais de la 15. Pz-Gren-Div commandée - semble-t-il - par le generalleutnant Eberhardt Rodt, qui n'avait rien à envier à sa devancière sur le plan de la cruauté.

    L'histoire de cette grande unité en France commence le 23 août 1944, à Semur-en-Auxois, en Côte-d'Or. Selon l'historien Roger Bruge, un seul corps de la 15. Pz-Gren-Div - le Panzergrenadier-Regiment 104 - aurait été acheminé par le train en Bourgogne afin de s'opposer à la progression des armées alliées. En réalité, comme nous le verrons, d'autres éléments de la division sont engagés dans ces opérations. 

    Après la Côte-d'Or, on retrouve rapidement cette division dans l'Yonne. Le 26 août 1944, une colonne allemande évaluée à environ 600 hommes par le lieutenant FTP Meliki se heurte à la Compagnie Rouget de l'Isle, à Tonnerre, à une soixantaine de kilomètres de Semur. Au cours d'un combat entre l'unité ennemie associée à "l'Afrika Korps" - la 15. Pz-Gren-Div venait d'être retirée du front italien après avoir combattu en Afrique du Nord - et les FTP, un officier, le lieutenant Georges Tardy de Montravel, est fait prisonnier. Il suivra, contraint et forcé, cette colonne au cours de son repli.

    Le 27 août 1944, les Allemands quittent Tonnerre, qui est aussitôt réoccupée par les maquisards. Nous savons que le Pz-Gren-Reg 115, autre régiment de la division, est passé par cette région parce qu'un de ses hommes, le soldat Erwin Lattwein, appartenant à la compagnie de l'oberleutnant Joachim Arendt, est blessé le 28 août 1944 à Saint-Martin, près de Tonnerre.

    Puis la division pénètre sur le sol aubois. Elle est surtout localisée dans la vallée de la Barse, entre Troyes et Dolancourt, aux abords de la RN 19, entre le 27 et le 29 août 1944, alors que les Américains sont entrés dans Troyes. Dans cette région, les crimes de guerre sont particulièrement nombreux.

    Le massacre de Mesnil-Saint-Père, le 28 août 1944, est le plus important imputable à la 15. Pz-Gren-Div. Pour établir les faits, les gendarmes de Lusigny-sur-Barse ont notamment recueilli, le 16 octobre 1944, le témoignage d'un cultivateur âgé de 65 ans, Aristide Moguet. Ce dernier avait vu, vers 12 h, "arriver une troupe en formation de tirailleurs, en marche d'approche dans la partie Sud-Ouest du village. [...] Il était environ 5 h, lorsque j'aperçus de chez moi plusieurs hommes du pays, les mains croisées sur la tête, en marche avec l'ennemi. [...] Le rassemblement avait lieu dans la cour d'une propriété particulière, située en bordure de la route principale. Quelques instants plus tard, ces hommes étaient conduits en formation de section, encadrés par les Allemands, dans un verger situé à environ 150 m de chez moi. Ils furent ensuite alignés à 2 m d'intervalle".

    Le bûcheron Zacharie Gousselet fait partie des hommes rassemblés par les soldats. Il se souvient, entre autres, parmi ses camarades d'infortune, d'André Borgne qui "a réussi à s'échapper. [...] En arrivant chez Mme Viriet, ils nous alignèrent le long d'un mur. Un officier, en manches de chemises, nous dit tranquillement : "Vous pouvez vous asseoir". Ce que nous fîmes, par groupes de trois ou quatre. De 15 h à 18 h, nous sommes restés ainsi. Pendant ce temps, les Allemands avaient déterré le calot d'un des leurs, tué le vendredi précédent. [...] Ils avaient également découvert la voiture que les FFI leur avaient capturée. Un officier s'approcha de nous et nous demanda à plusieurs reprises, en français : "Lequel d'entre vous peut dire qui a tué cet homme ?". Nous lui dîmes que c'était les Américains. "Non, dit-il, s'il s'était agi d'eux, ils auraient emmené la voiture. Ce dialogue se répéta plusieurs fois. [...] L'officier commanda aux hommes d'avancer par quatre." 

    Aristide Moguet : "Ma vue était gênée par une haie et d'autres broussailles, mais me trouvant à peu de distance, j'entendis le commandement de l'officier allemand qui ordonna le feu, pour l'exécution. Soudain le crépitement de la mitraille se fit entendre. [...]"

    Zacharie Gousselet : "Etant derrière, j'ai pu voir les gardiens sortir leurs revolvers : un sergent saisit sa mitraillette, d'autres avaient des fusils. Ils s'alignèrent sur un rang et d'une rafale fusillèrent les hommes assemblés, puis à coups de fusil donnèrent le coup de grâce à certains. [...]"

    Aristide Moguet : "Un quart d'heure plus tard, j'entendis un coup de sifflet, bref. C'était le signal du rassemblement et de départ des barbares. Les Allemands quittaient le village, il était environ 18 h."

    Qui étaient ces "barbares" ? Selon Charles Jouanet, débitant, qui avait discuté avec un Luxembourgeois, ce dernier "m'a fait connaître qu'il appartenait à l'armée d'Italie, disant être en France depuis une quinzaine de jours, après avoir franchi le Brenner". Le commerçant suppose qu'il s'agit là de l'Afrika Korps. Le boulanger Gaston Drouilly, le gérant des Economiques troyens, Roger Bienaimé, le cultivateur Georges Mauguet évoquent également un détachement de "l'Afrika Korps". Cette troupe était habillée en kaki ou en vert. D'après Zacharie Gousselet, qui a échappé à l'exécution, elle venait de la direction de Montreuil-sur-Barse et est repartie vers Lusigny-sur-Barse. Il se souvient également de la présence de deux "autos mitrailleuses".

    "A Mesnil-Saint-Père, rapportent les gendarmes Louis Poupard et Pierre Masson, le 20 février 1946, aucun document provenant des Allemands n'a été découvert ; toutefois ces soldats appartenaient à la même unité que celle qui se trouvait à Lusigny, attendu que des pièces d'identité appartenant à des habitants de Mesnil-Saint-Père ont été retrouvées après le départ des Allemands". A Lusigny, effectivement, a ainsi été trouvé un courrier d'un obergefreiter associé au feldpostnummer 57 394 E (Stab II u 5-8 Kompagnies Pz-Gren-Reg 104). Un autre document - toujours retrouvé dans cette vallée - fait état du feldpostnummer 57 502 B (Stab II u Einheit Artillerie-Regiment 33). Le Pz-Gren-Reg 104 et l'AR 33 sont deux corps de la 15. Pz-Gren-Div. 

    Les victimes de ce massacre, selon le rapport de gendarmerie, sont : Daniel Arbelot, Jules Auguste (ou Augustin), Raoul Beuvelet, Aldo Casagrande, Robert Champagne, René Cot, André Dallemagne, Jean Dallemagne, Jules Dutertre, Marcel Ganichon, Charles Girard (18 ans), Gilbert Girard, Henri Krack (ou Kraak), Charles Laroche, Eugène Laroche, Joseph Marche, Etienne Moguet (17 ans), André Petit, Stanislas Pushaw (ou Puskarz), Emilien Senez, Edmond Senez, Roger Theveny, René Vierdet. Un 24e nom est ajouté en manuscrit à la liste : celui d'Eugène Marche.

Un policier SS allemand tué trois jours plus tôt

    Pourquoi ces représailles, au lendemain d'une reconnaissance de l'armée américaine ? Trois jours auparavant, le 25 août 1944, un accrochage a eu lieu entre des FFI et des soldats allemands. Interrogé par les autorités américaines, le maire de Mesnil-Saint-Père, Gaston Drouilly, témoigne que le 25 août 1944, "six Allemands ont été tués sur la route nationale. [...] Les FFI les attaquèrent comme ils pensaient vers la sucrerie de Montieramey, en haut de la côte, vers 16 h. [Il y avait] peut-être deux [voitures] en tout. L'une d'elles, une Mercedes, que les FFI avaient amenée ici. [...] On a laissé [les morts allemands] étendus dehors jusqu'au lendemain matin."

    Parmi les militaires allemands tués, figure un homme au statut bien particulier : il s'agit du SS-untersturmführer Max Ohmsen, du Kommando des Sicherheitspolizei und Sicherheitsdienst (Sipo-SD) de Rennes. Commandant en second du KdS Rennes, le sturmbannführer Fritz Barnekow, qui s'était installé le 16 août 1944 à Chaumont, avait envoyé Ohmsen, en mission de liaison entre le chef-lieu haut-marnais et Troyes, et c'est à cette occasion que le policier a trouvé la mort dans une embuscade.  

Retraite sanglante

    Toujours dans l'Aube, "l'Afrika Korps" - donc la 15. Pz-Gren-Div - est également impliquée dans les crimes suivants :

. 12 fusillés le 27 août 1944 à Montreuil-sur-Barse, par une colonne venant de Chauffour-lès-Bailly où six FFI ont été passés par les armes ;

. "dix civils dont trois gendarmes" tués ou exécutés à Lusigny-sur-Barse ;

. neuf morts à Bourguignons le 28 août 1944, etc.

    Des documents appartenant à des soldats permettent d'établir la présence, dans ces communes, des 1er et 2e bataillons - ce dernier commandé par le hauptmann Hunger - du Pz-Gren-Reg 104 ; de l'Artillerie-Regiment 33 (le régiment d'artillerie de la division, commandé par l'oberst Simeon selon Roger Bruge). Ce sont les régiments identifiés par l'enquête portant sur le massacre de Mesnil-Saint-Père.

    La division Rodt ne s'éternise pas dans l'Aube où elle laisse derrière elle des dizaines de victimes civiles. Elle se replie par la Haute-Marne en direction de la Lorraine.

    Selon Marcel Mougen, le 28 août 1944, "environ 2 000 Allemands étaient aux environs" de Lusigny-sur-Barse où ils sont arrivés le matin. Ils en repartent un soir, soit le 29 août 1944, soit moins vraisemblablement le 30.

    Le 28 août 1944, un convoi de soldats allemands "en uniforme vert", venant de Lentilles (Aube), se dirigeant sur Droyes (Haute-Marne) et tirant quelques pièces d'artillerie, traverse Puellemontier (Haute-Marne) vers 13 h. Là, un habitant, Eugène Cartier, est tué. Ces hommes appartenaient-ils à l'AR 33 ?

    Le 29, une autre colonne entre dans le département haut-marnais par Anglus. A la sortie de ce village, elle exécute le lieutenant Tardy de Montravel, celui-là même qui avait été capturé à Tonnerre où opérait notamment le Pz-Gren-Reg 115.

    Le 30, en tout début de matinée, une colonne de la division se scinde en deux, à Montier-en-Der. Une partie continue sur Wassy puis sur Joinville. Elle se dirige vraisemblablement vers la Lorraine. L'autre élément poursuit sa route en direction de Saint-Dizier. C'est ainsi qu'à Braucourt, un soldat de l'AR 33, Edwin Hoffmann, est tué. En représailles, Charles Jeanson et son fils Gilbert sont abattus. C'est sans doute à cette colonne qu'appartient le détachement de 150 hommes qui s'installe en bouchon entre Saint-Dizier et Bar-le-Duc, à Chancenay. Ce qui signifie qu'il a pu traverser la cité bragarde ou ses environs avant l'attaque américaine... Ce détachement est formé de militaires du Pz-Gren-Reg 104. On le sait d'une part parce qu'on a retrouvé dans le village des effets appartenant à des habitants de Lusigny-sur-Barse, d'autre part grâce aux papiers d'un des cinq soldats allemands tombés à Chancenay. Le lieutenant Otto Probst, 32 ans, et Siegfried Schäfer, 37 ans, font partie des victimes identifiées. Puis la division, ayant retraité par Commercy, est engagée dans la bataille dite de Nancy, notamment dans la région de Pont-à-Mousson. 

Sources consultées : 163 W (MM) 3172 (dossier Montreuil-sur-Barse), 3156 (dossier Afrika Korps), 3171 (dossier Mesnil-Saint-Père), AD Marne ; Maitron des fusillés ; Roger BRUGE, 1944. Le temps des massacres, Albin Michel, 1994 ; 1944 en Haute-Marne, club Mémoires 52, 1994.

    

    

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