jeudi 17 mars 2022

13 janvier 1944 : trois FTP tombent entre les mains de la Sipo-SD


 

Martial Bel, un des trois FTPF arrêtés le 13 janvier 1944. Il sera déporté.

(Photo parue dans le Livre des 9 000 déportés de France à Mittelbau-Dora, Cherche-Midi, 2020)

Grâce aux procès-verbaux d'audition dans le cadre de l'enquête pour intelligence avec l'ennemi de Gabriel Szymkowiak, alias "Bacchus", commissaire aux opérations militaires des FTPF pour la Haute-Marne, il est possible de reconstituer les événements de la méconnue journée du 13 janvier 1944 qui devait pourtant être si lourde de conséquences pour la Résistance à Chaumont. 

9 janvier 1944

G. Szymkowiak : "Mon chef interrégional Roussel dit Baron venu lui-même à Chaumont me donna rendez-vous, pour le 13 au matin à 8 h devant le musée de Chaumont. Il avait également donné rendez-vous à Frossard, dit "Marc", le même jour au même endroit, pour fournir des rapports sur l'activité du mois de décembre..." Louis Frossard, qui s'était évadé du camp d'Ecrouves (Meurthe-et-Moselle) voici quelques mois, était commissaire aux effectifs des FTPF haut-marnais. 

12 janvier 1944

Pendant que Szymkowiak tape à la machine, chez le résistant Maurice Methe, son rapport destiné à "Roussel dit Baron", Charles Sturm, interprète (alsacien) de la Sipo-SD, commandée à Chaumont par le lieutenant Aloïs Koch, témoigne : "Koch recevait de Besançon un télégramme secret dans lequel il était question qu'une rencontre de plusieurs agents terroristes devait avoir lieu le lendemain matin vers les 8 ou 9 h, devant le musée de Chaumont. Je fus convoqué le lendemain matin pour 7 h aux bureaux de la Gestapo".

13 janvier 1944

Charles Sturm (Sipo-SD) : le policier Josef Schweiger "était déjà arrivé ainsi que plusieurs fonctionnaires du service. Immédiatement, nous nous sommes rendus chez le boulanger Le Devedec qui demeure juste en face le musée... J'étais en faction chez Le Devedec avec un membre de la Gestapo. Schweiger était dans la rue, habillé en civil ; tous les autres avec un nommé Leloup, de Paris, en civil, surveillaient les accès de la route se croisant devant le musée". Ce musée se situait alors dans les locaux de l'Ancienne bibliothèque (actuellement l'Espace Bouchardon), au carrefour de la rue Victoire-de-la-Marne et de la rue Dutailly, près de la préfecture. "Vers les 8 h, un individu fut arrêté par Schweiger..."

Gabriel Szymkowiak (FTPT) : "Emportant les rapports que j'avais ainsi tapés chez Methe, je me suis rendu au rendez-vous... Arrivé sur le lieu (...), je n'ai vu personne et j'ai remonté la rue principale de Chaumont sans rien remarquer d'anormal. Revenu sur mes pas au moment où je mettais pied à terre pour acheter un journal chez le buraliste, je fus assailli par un civil revolver au poing qui m'ordonna de le suivre, précisant "Police allemande". Alors qu'il m'emmenait j'ai essayé de me sauver en lui jetant mon vélo dans les jambes, mais alors trois ou quatre autres individus se précipitèrent sur moi et me matraquèrent..."

Ch. Sturm : "Leloup arrivant à la rescousse donna un coup de crosse sur la tête de l'individu en question, ce qui fit partir son arme. Quand je vis l'intéressé que je sus être Bacchus, il était couvert de sang..." 

Autre FTPF originaire du Doubs, Martial Bel accompagne Louis Frossard qui part également à la rencontre de son "chef interrégional" : ""Marc" m'avait dit de venir pour me présenter à "Baron". Je me souviens très bien que "Marc" m'avait précisé, le 12 au soir, que peut-être "Baron" ne viendrait pas (...), étant donné les difficultés des trains de nuit. Aussi, il était convenu que si nous les voyions pas le matin à 8 h, nous reviendrons le même jour au même lieu vers 18 h... Nous n'avons rencontré ni "Baron" ni "Bacchus", ce dernier ayant été arrêté quelques minutes plus tôt. Arrivés devant le musée, nous nous sommes faits arrêter par la Gestapo, qui nous a emmené immédiatement dans ses bureaux. J'ai été gardé à vue par Sturm jusqu'à 10 h puis, confronté avec "Bacchus", qui était méconnaissable tant il avait été maltraité. Les Allemands demandèrent à ce dernier s'il me connaissait, il répondit par la négative. A ce moment les Allemands m'ont fait ressortir immédiatement..."

Dans la journée, les résistants chaumontais apprennent l'arrestation d'un homme "vers la préfecture". Le soir, Louis Proville reconnaît la bicyclette de "Bacchus" dans les locaux de la Sipo-SD, boulevard Gambetta. Désormais, ils savent que Szymkowiak est entre les mains "de la Gestapo".

Dans la nuit du 13 au 14 janvier 1944, Louis Frossard, qui a été violemment frappé, se suicide par pendaison dans sa cellule de la maison d'arrêt du Val-Barizien. Le 14, le lieutenant Koch informe Szymkowiak qu'il vient d'apprendre qu'il est Lorrain (il est né en Moselle en 1919) et qu'il fusillera ses parents s'il ne coopère pas. Dès lors, "Bacchus" parle. Le soir même, la Sipo-SD opère les premières arrestations. Une trentaine, au total, jusqu'à la fin janvier. Onze résistants (FTPF, OCM, BOA) seront passés par les armes le 18 mars 1944 sur le champ de tir de La Vendue. D'autres seront déportés, dont Martial Bel.

Emprisonné jusqu'à la fin août 1944 à Chaumont, puis à Langres, puis à Châlons-sur-Marne, Szymkowiak, dont la trahison a été rapidement dénoncée par ses camarades ("Bacchus tu nous as vendus", écrira Roland Garnier sur le mur de sa cellule avant d'être fusillé), jouera le rôle de "mouton" au profit de la Gestapo, participera encore à de nombreuses arrestations. Arrêté début 1946 chez lui, en Moselle, il sera condamné à mort et fusillé à Dijon, tout comme l'interprète Charles Sturm. 

L'enquête de police conduite en 1946 n'a jamais permis d'établir avec certitude qui avait dénoncé le chef FTP "Bacchus", avant le fatidique rendez-vous du 13 janvier 1944.

Sources principales : dossier G. Szymakowiak de la cour de justice de Dijon, 29 U 54, Archives départementales de la Côte-d'Or ; Livre des 9 000 déportés de France à Mittelbau-Dora (notice consacrée à Martial Bel), Cherche-Midi, 2020.