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| Le cimetière du village de Brethenay. (Photo L. Fontaine). |
Nous avons déjà évoqué ici, en 2011, l'incroyable histoire des trois correspondants de guerre américains faits prisonniers devant Chaumont, le 12 septembre 1944. Depuis quatorze ans, nous avons pu recueillir de nouvelles et précieuses informations, non seulement sur le déroulement de cet épisode, mais également sur ses autres acteurs malheureux. Trois d'entre eux ont en effet perdu la vie ce jour-là à Brethenay et sont restés depuis dans l'anonymat le plus total en Haute-Marne. Il était naturel de leur rendre hommage par ces quelques lignes.
Commençons d'abord par le récit d'un des trois journalistes, Edward W. Beattie, d'United Press. Son témoignage en forme d'article est notamment paru dans l'Indianiapolis Times du 7 mai 1945. En voici de larges extraits.
"Chaumont-sur-Marne [sic], 12 septembre 1944.
Ces premiers mots dans ce qui promet d'être un journal plutôt lugubre sont écrits à la lueur d'une petite bougie dans une vieille caserne française. Nous sommes derrière les barreaux, et à moins que la Providence ou "Georgie" Patton ne fassent quelque chose pour y remédier bientôt [...], nous serons derrière les barreaux pour une période importante.
John Mecklin du Chicago Sun et moi-même, ainsi que Jimmy Schwab, qui était le conducteur d'une jeep nommée June jusqu'à un malheureux évènement survenu vers 13 h aujourd'hui, venons d'être enfermés avec trois GI dont la jeep est tombée dans le même piège allemand qui nous a attrapés. Ils sont particulièrement dégoûtés parce que leur régiment [749th Tank Battalion : bataillon de chars], retranché quelque part au nord d'ici, s'est vu promettre pour la première fois des steaks pour le dîner du soir [...]. Wright Bryan, rédacteur en chef de l'Atlanta Journal et présentateur principal de la chaîne NBC, se trouve à environ à 1 mile de là, dans un hôpital où un médecin allemand lui a extrait une balle de la jambe cet après-midi. Wright a été la seule victime de notre jeep, ce qui est remarquable compte tenu du petit barrage de feu que les Allemands ont fait subir à nos soldats pendant les quinze minutes durant lesquelles nous sommes restés allongés en dessous, nous demandant quoi faire ensuite. Trois de mes compagnons de cellule ont été blessés ce soir alors que les six occupants de leur jeep tentaient de se sortir du danger en rampant dans un fossé. Wright semble parfaitement à l'aise, en dehors du fait qu'il est beaucoup trop grand pour le lit de six pieds dans lequel il a été placé, et qu'il doit se maintenir en tire-bouchon pour pouvoir rentrer. Il est au centre d'un cercle admiratif de patients civils français, qui acceptent apparemment le fait que trois correspondants américains aient été capturés, comme convaincus que les troupes combattantes ne peuvent être loin derrière.
Direction Châtillon-sur-Seine
Nous n'avions pas l'intention aujourd'hui de nous approcher du front [...]. En fait, nous étions en route pour Châtillon-sur-Seine pour assister à la reddition de 20 000 Allemands qui avaient été tenus en échec pendant plusieurs jours par une petite force mixte d'Américains et de Français sur le flanc gauche de la 3e Armée*, et qui en avaient finalement assez d'être attaqués par la 9e [Air Force]. [...] Chaumont était sur le chemin, et nous pensions que les Américains la tenaient déjà. Ce n'était pas le cas.
Deux miles avant d'atteindre le barrage routier allemand, nous avions dépassé un pont où deux hommes portant les brassards des célèbres FFI français** montaient la garde avec des fusils. L'un d'eux fit un geste hésitant vers nous. Nous avons discuté cet après-midi pour savoir s'il s'agissait en réalité de collaborateurs agissant comme éclaireurs pour les Allemands. John Mecklin en était convaincu. Personnellement, je ne vois pas l'armée allemande utiliser les Français [...], et je pense que ces Français, nous voyant saluer gaiement à notre passage, ont songé que nous allions repérer les Allemands près de Chaumont et qu'une force plus importante nous suivrait. On peut dire ici que toute ressemblance entre trois correspondants et une patrouille offensive est purement fortuite.
Si la jeep n'avait pas transporté une remorque chargée de [nourriture, notamment], nous aurions peut-être pu faire demi-tour lorsque nous avons vu le barrage routier [...]. Il barrait une route française droite et bordée d'arbres [...]. Nous n'avons rien soupçonné jusqu'à ce que nous atteignons un tronçon où la route était jonchée de petites branches des arbres coupées par des tirs. Les feuilles étaient encore vertes [...]. Puis nous avons vu le barrage routier et les deux jeeps calcinées, ce qui signifiait que d'autres avaient été arrêtés avant nous.
L'un d'entre nous a crié "demi-tour vite !", ou peut-être que nous avons tous crié ensemble. Jimmy a commencé frénétiquement à ramener la remorque sur la route, [en essayant de] la maintenir à l'écart des bas-côtés, où les Allemands aiment enfouir des mines. Je ne pense pas qu'aucun d'entre nous n'ait réalisé qu'il y avait des Allemands à moins de 100 mètres.
Feu sur la jeep
Les Allemand semblent avoir été tout aussi surpris que nous. Il a dû s'écouler plus d'une minute entre le moment où ils nous ont vus et le premier coup de feu, et sans la remorque, qui continuait obstinément à pivoter dans la mauvaise direction, nous aurions depuis longtemps fait demi-tour et été hors de vue.
Il y a eu deux ou trois coups de feu, et le dernier a touché l'avant de la jeep. Il y eut ensuite une petite fusillade et alors que nous nous mettions à l'abri, je me souviens avoir pensé qu'il ne s'agissait pas de tireurs d'élite. La salve ressemblait à un barrage réglementaire à mes yeux ; en fait, elle consistait en une ou deux mitrailleuses légères, quelques mitraillettes ou pistolets et quelques fusils.
Je me suis retrouvé à l'abri sous la jeep, coincé sous l'arrière, le nez contre l'essieu arrière, me demandant quelle partie du corps de Beattie était exposée au feu. Wright [Bryan] était allongé sur le côté. Jimmy Schwab était grimpé sur la barre de remorquage entre la jeep et la remorque, essayant toujours de retirer la goupille d'attache, et prenant le temps, toutes les poignées de secondes, de donner aux Allemands une bonne dose de [mots de] Gnaden[h]ut[t]en [commune de l'Ohio dont il est originaire]. Mecklin avait plongé dans le fossé et nous n'arrêtions pas de lui crier dessus pour savoir s'il allait bien. Nous n'avons eu aucune réponse. En fait, il se faufilait avec succès dans le fossé, et aurait pu s'enfuir si la deuxième jeep n'était pas apparue et n'avait pas attiré le feu sur lui.
Je ne sais pas pourquoi nous nous sommes sentis en sécurité sous la jeep durant les premières minutes. Les balles claquaient sur la route et de temps en temps, l'une d'elles mordait sourdement la carcasse du véhicule. [...]. Je pensais que les Allemands étaient de mauvais tireurs et j'espérais ardemment qu'ils ne s'améliorent pas. Ils continuaient à tirer haut.
Deuxième jeep
Derrière les roues, de chaque côté [...], je pouvais voir des champs ouverts. Il n'y avait pas d'abri, et j'ai soudain réalisé qu'il ne pouvait y avoir d'échappatoire. [...] On n'aime pas l'idée de se rendre, même quand on est désarmé et presque sans abri, et que c'est l'ennemi qui tire. Nous sommes restés sous la jeep et avons espéré [sans trop y croire] que quelque chose arriverait.
Je pense que Wright a reçu une balle dans la jambe au bout de trois ou quatre minutes. Il a juste dit doucement : "J'ai été touché". Je lui ai demandé si c'était grave, et il répondu : "Non, c'est juste ma jambe, et je n'ai pas senti la balle toucher l'os". Je lui ai demandé s'il voulait une cigarette et il a dit oui. J'en ai allumé deux et je lui en ai passé une. Elles avaient bon goût.
De temps en temps, les tirs sporadiques se sont intensifiés pour devenir une courte salve. Il y avait un homme qui travaillait dans le champ à droite, accroupi la plupart du temps, mais qui se levait de temps en temps pour nous regarder [...].
La blessure de Wright m'a soudainement fait comprendre que nous étions coincés pour de bon [...]. Nous avons convenu que le drapeau blanc était indiqué. J'ai donné mon mouchoir à Jimmy et je lui ai dit de l'agiter au-dessus de la jeep, ce qu'il pouvait faire depuis la barre de remorquage. Il a commencé à l'agiter et à jurer, et les tirs ont continué. Puis la deuxième jeep est arrivée dans le virage derrière nous. Je me suis penché sous notre voiture et j'ai essayé de les faire reculer. [...] Ils avaient réussi à faire demi-tour lorsqu'un tir malchanceux a touché le moteur. Cela a attiré des tirs pendant quelques minutes, à l'exception d'un ou deux coups de feu occasionnels tirés dans notre direction. Les Allemands tiraient sur les six hommes de la deuxième jeep alors qu'ils descendaient dans le fossé. Trois des six gisent encore là-bas. L'un d'eux a reçu une balle dans la bouche et au moins un autre est grièvement blessé.
"Jeune lieutenant de la Luftwaffe"
Après ce qui m'a semblé une heure, mais qui n'en était en réalité qu'un quart, une voix a crié "Herauskommen, herauskommen" - "sortez, sortez". Nous sommes sortis de dessous la jeep à grand peine, et Jimmy et moi avons pris les bras de Wright sur nos épaules et avons commencé à nous traîner vers le barrage routier. Il y avait une demi-douzaine d'Allemands debout, vêtus de casques d'acier, d'uniformes de la Luftwaffe et de capes de parachutistes camouflées. Ils étaient armés de fusils et d'armes automatiques, et il y avait trois ou quatre grenades à main coincées sous chaque ceinture.
J'avais d'abord décidé de cacher ma connaissance de l'allemand pendant quelques jours, mais j'ai abandonné l'idée, pour que la jambe de Wright soit soignée. Lorsque le jeune lieutenant de la Luftwaffe qui commandait a commencé à nous crier dessus en anglais, j'ai répondu en allemand. [...] Mecklin nous a rejoint dans le camion, avec trois GI de la deuxième jeep. Il s'agit du sergent Ralph Harris, de Screven, en Georgie, du sergent Forest Eadler de Richmond, dans l'Indiana, et de Charles Padgett de Washington, dans l'Indiana. Ils avaient l'après-midi de libre et étaient sortis à la recherche d'un peu de divertissement paisible. Ils sont très dégoûtés. [...]."
Trois soldats du 749th Tank Battalion tués
Le récit de l'embuscade s'arrête ici, mais le témoignage d'Edward J. Beattie s'étend bien au-delà de sa capture. Voyons maintenant, sur la foi de cet article, des archives américaines et d'informations recueillies par le club Mémoires 52, quelles nouvelles précisions peuvent être apportées sur cet événement.
Les lieux : Edward Beattie précise que la jeep June a circulé sur une route bordée d'arbres en direction de Chaumont, non loin de la ville. Il ne fait mention d'aucune habitation visible, à l'exception d'une ferme dans laquelle les captifs ont été rassemblés. Le journaliste indique que sur les lieux du barrage d'où sont partis les tirs ennemis se trouvaient déjà deux jeeps calcinées. Il s'agit en effet des vestiges du combat du 5 septembre 1944 qui a vu des soldats américains - dont trois ou quatre ont été tués, parmi lesquels deux militaires du 121st Cavalry Reconnaissance Squadron et un officier aviateur*** - tomber dans une précédente embuscade. Selon les souvenirs de Claude Ambrazé, ces hommes étaient partis de Bologne vers 11 h en direction de Brethenay, à la recherche d'un ou deux pilotes américains. L'embuscade a eu lieu à l'entrée du village de Brethenay, sur la RN 67, et la carcasse de la jeep incendiée par les Allemands est restée dans le fossé à hauteur de l'ancien magasin Atlas. C'est donc à cet endroit que s'est produit un nouvel accrochage le 12 septembre 1944.
Le chauffeur de la jeep : James Edward Schwab est soldat au sein du 2nd Service Team, 72nd Publicity Service Battalion, unité spéciale américaine chargée de la propagande et "de la guerre psychologique", dont l'état-major est alors stationné à Puxe (Meurthe-et-Moselle). Engagé dans l'armée le 3 mai 1943, Schwab - numéro de matricule : 35173606 - est né dans le comté de Tuscarayas, dans l'Ohio, le 21 mars 1924. Il est décédé en 1975 à Gnadenhutten - d'où la référence à cette commune dans le récit d'Edward Beattie. Les archives américaines précisent que Schwab a été libéré le 14 septembre 1944 - donc au lendemain de l'évacuation de Chaumont - et qu'il a retrouvé les lignes amies le 19.
Les trois victimes américaines : le 749th Tank Battalion est arrivé en Haute-Marne le 8 septembre 1944. Il est établi jusqu'au 15 septembre 1944 - et son départ pour Blumerey puis la Lorraine - à 6 miles (environ 10 km) au sud-ouest de Joinville, donc vraisemblablement dans le secteur de Ferrière-et-La-Folie. Les six hommes tombés dans l'embuscade sont tous originaires de la compagnie d'état-major (Hq company). Les trois militaires qui ont perdu la vie sont :
. le sergent Keith Giles Davis (matricule 39676543), né à Lehi (Utah) le 17 janvier 1917, marié ;
. le soldat Earl Frederick Harden (matricule 35711994), né le 10 janvier 1923 dans le comté de Monroe (Indiana) ;
. le caporal John F. Rhoads (matricule 35540816), né à Shiloh (Ohio) le 5 novembre 1922.
Contrairement aux informations lues sur Internet, ces hommes ne sont ni morts à Chaumont dans l'Oise, ni même au Luxembourg, mais bien à Chaumont en Haute-Marne, soit lors de l'embuscade, soit peut-être lors d'une hospitalisation dans la ville (Davis et Harden sont portés décédés le 13 septembre 1944, Rhoads le 12 par les archives américaines). Aucun ne repose en Haute-Marne.
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| La liste des hommes du 749th Tk Btn tombés ou pris le 12 septembre 1944. (Nara). |
Les adversaires : Edward Beattie parle d'un lieutenant de la Luftwaffe, et cite la présence d'Autrichiens parmi les soldats ennemis. Effectivement, des éléments du Luftnachrichten-Ausbildungs-Regiment 302 (régiment de détection aérienne) commandés notamment par les lieutenants Zillet et Holer étaient présents à Condes à cette époque et sont mis en cause dans le meurtre, le 11 septembre 1944, c'est-à-dire la veille de l'embuscade, et dans Brethenay, de Louis Jolibois et son fils Albert. Le barrage était donc vraisemblablement tenu par des hommes de cette unité.
Post scriptum : tôt le 13 septembre 1944, la garnison allemande quitte Brethenay où entrent dans la journée des éléments de la 2e DB française et les FFI de la Compagnie du Val ; ce même jour, vers 3 h, Beattie est extrait de sa cellule de Chaumont et emmené dans un convoi précurseur ennemi prenant la direction de Langres, puis celle de Bourbonne-les-Bains et les Vosges ; ses compagnons d'infortune partent également le 13 septembre 1944 avec la garnison chaumontaise, toujours en direction de Bourbonne mais par Montigny-le-Roi. Ils parviendront peu après à s'échapper près de Jonvelle dans les Vosges ; Wright Bryan est interné en Pologne et sera libéré en janvier 1945, Beattie ne recouvrera la liberté, par l'Armée rouge, que le 22 avril 1945...
Sources : Archives nationales américaines ; archives du club Mémoires 52.
* Il n'y eut en réalité que quelques centaines de prisonniers après la bataille dite du pont de Maisey, Beattie ne fait-il pas plutôt référence à la reddition de la colonne Elster sur la Loire ?
** Les FFI du Nord de la Haute-Marne étaient alors en position à Bologne, à Marault et à Meures, non loin de Brethenay qui constituait le poste avancé de la garnison de Chaumont.
*** Inhumé provisoirement dans le cimetière de Condes (il serait décédé dans une maison du village ou dans le restaurant La Chaumière).
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| Si une plaque rendait hommage à ces trois soldats américains, son texte pourrait ressembler à celui-ci... |



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