mardi 16 janvier 2024

Il y a 80 ans, le démantèlement du groupe de Joinville


 Pierre Demogeot, mort le 3 juin 1945 à Colmar à l'âge de 21 ans.
(Collection club Mémoires 52).

Mardi 18 janvier 1944, Joinville. Comme à son habitude, la Sipo-SD agit en fin de nuit. Il est entre 7 h et 7 h 30 lorsque le sergent Renard (Philippe Lamoureux), animateur du groupe FN créé dans la cité, apprend que son frère François vient d'être arrêté. Le fils de boulanger qui habite au 35, rue Aristide-Briand n'a pas le temps de prévenir les autres membres du groupe : il est arrêté, sur le pas de la porte, par deux policiers allemands. Camionneur domicilié au 1, avenue de Lorraine, Gabriel Demogeot, 60 ans, voit également surgir chez lui un "civil" accompagné de sept soldats de la garnison de Joinville. Il dira que ce "civil" était un Alsacien, puis un "grand Belge" qui "habitait à Chaumont, à l'hôtel de la Tourelle". Ce "grand Belge", c'est un militant franciste, Charles Leloup, né à Schaerbeek en 1913, qui avait infiltré, à l'automne 1943, le maquis Tabou en Côte-d'Or, puis qui avait assommé le responsable FTP Gabriel Szymkowiak lors de sa capture à Chaumont, le 13 janvier 1944.

Gabriel Demogeot se trouvait alors à son domicile avec son épouse, sa fille et son fils Pierre, qui était membre du groupe FN. "Voyant mon fils, se souvient-il, ils se sont avancés vers lui, le tenant en respect avec leurs armes. Ils l'ont bousculé et fouillé. J'ai alors demandé à ces soldats le motif de leur attitude. Ils m'ont répondu : "Ce n'est pas sérieux, il a un peu volé avec les soldats allemands". Avec les frères Lamoureux et Pierre Demogeot, sont pris René Marterer et Roland Francq. Tous sont conduits au château Salin (l'actuel Grand-Jardin).

Le franciste Leloup n'était pas le seul agent de la Sipo-SD à avoir fait le déplacement à Joinville. Il y avait également Charles Sturm, l'interprète alsacien du service, et qui d'ailleurs a résidé avant-guerre dans la cité. Il y avait aussi, dans une voiture, Szymkowiak, arrêté cinq jours plus tôt. Philippe Lamoureux l'a vu dans le véhicule. Il en restera persuadé : c'est "Bacchus" qui l'a vendu. Gabriel Demogeot le pensera également. Mais ce dont il sera aussi convaincu, c'est que Szymkowiak n'a pas dénoncé les autres membres du groupe, parce qu'il ne les connaissait pas (1). 

A la libération, Philippe Lamoureux était le seul membre du groupe encore en vie. Son frère et leurs trois camarades sont morts en déportation. Pour Pierre Demogeot, c'était après sa libération, à l'hôpital de Colmar, qu'il a rendu l'âme. Mais son père a eu le temps d'aller à son chevet et de recueillir quelques confidences. 

En juillet et octobre 1945, le camionneur ne cessera d'écrire à la justice française pour assurer que Szymkowiak, qui sera fusillé, n'était pas responsable de toutes les arrestations. Il mettra plutôt en cause cinq personnes :  un policier de Saint-Dizier, une habitante de la région, un gendarme, un Joinvillois... et un ancien membre du groupe. Quatre jours avant le coup de filet du 18 janvier 1944, il s'est en effet passé un événement dont nous n'avions jamais eu connaissance : François Lamoureux et un de ses camarades, R..., avaient été placés en garde à vue au commissariat de police de Saint-Dizier. Ils étaient soupçonnés d'avoir commis un cambriolage dans un bureau de tabac à Roches-sur-Rognon, et ils ont été vus en compagnie d'un maquisard armé du groupe FTP Bir Hacheim. Or, durant leur garde à vue, les policiers français ont montré aux deux Joinvillois un document identifiant la majorité des membres du groupe local. Autre précision apportée par R... : la Feldgendarmerie était au courant de cette double arrestation. Et ce alors que Szymkowiak n'avait pas encore parlé. 

Pour Gabriel Demogeot, un autre élément plaide en faveur de son hypothèse : le dossier d'accusation de la Sipo-SD contre le groupe Lamoureux contient des éléments d'information dont seule la police bragarde avait connaissance. Finalement, François Lamoureux et R... ont été libérés le 16 janvier 1944, le premier étant de nouveau arrêté deux jours plus tard, le deuxième, "prévenu", prenant la fuite. Le père de Pierre Demogeot n'en démordra pas : la police ou un ou plusieurs Joinvillois ont renseigné la police allemande. Mais la justice de la Libération conclura à un non-lieu pour toutes les personnes mises en cause. Pour elle, seul Gabriel Szymkowiak était responsable de ce démantèlement, bien qu'il l'ait nié...

(1) Ce n'est toutefois pas la conviction de Philippe Lamoureux. C'est ce qu'il déclare lors de son audition par les gendarmes le 14 février 1946 lors de l'instruction du procès de Szymkowiak. Voici son témoignage :

"En août 1943, j'ai fondé un groupe de résistance à Joinville. J'ai embauché : MM. Marangé Emile, mon frère François, Francq Roland, Demogeot Pierre, Marterer René, Goffard [Paul], instituteur, Didelot André, Lombard, instituteur, Gers [Joseph], instituteur [beau-père de Marangé], Paquet Pierre, Laporte Paul, entrepreneur de maçonnerie, et Micheland Claude. Notre but était d'organiser un secteur, pour paralyser l'activité de l'ennemi.

Moi-même, Francq, Demogeot, mon frère et Marterer faisions partie du cadre actif, nous avions pour mission la destruction. Nous dépendions du Front national et étions sous les ordres d'un agent régional connu sous le prénom de Robert [André Germain], en premier lieu, par la suite de Mercier [Jules Didier], et vers la fin d'un nommé Bacchus [Szymkowiak]. Les autres cités étaient des sympathisants qui nous aidaient moralement.

En novembre [décembre] 1943, Mercier, qui nous quittait, m'a présenté son remplaçant, Bacchus, lequel me donnait des ordres, des explosifs, des armes, trois revolvers et huit chargeurs, du plastique (sic), des détonateurs, des crayons, cordon et deux caisses de grenades. Il nous donnait en outre des ordres pour des réquisitions d'huile d'auto, d'essence, de tabac et un projet d'action entre Troyes et Chaumont, dans le but de détruire la ligne de chemin de fer Paris-Albert. Nous devions, Francq, Demogeot, Marterer et moi, récupérer dans les coffres de la SNCF les outils nécessaires au déboulonnage des rails. Cette opération devait s'effectuer avec l'aide de M. Paquet et d'un agent de la SNCF [...] qui habite Vecqueville. L'affaire fut réglée avec un billet émanant du siège militaire de la région, dont le commandant avait pour nom Albert [Pierre Georges]. Cette opération n'a pas été exécutée par suite de nos arrestations.

Lorsque le [plastic] nous a été remis, avec Francq, Demogeot, moi-même et Bacchus, nous avons voulu en connaître l'efficacité. Pour cela nous avons essayé cette matière contre un pylône électrique près de la centrale de Joinville. Bacchus était chef de manoeuvre et le résultat obtenu a été négatif.

Peu après nous avons essayé sur les vannes du canal qui se trouvent à l'écluse du Rongeant. Nous n'avons obtenu aucun résultat par suite de la quantité d'eau qu'il y avait. Ce que voyant nous les avons ouvertes et asséché le bief du Rongeant jusqu'à l'écluse du Fourneau. Bacchus n'était pas avec nous mais je lui avais rendu compte." Philippe Lamoureux commet ici une erreur car le seul sabotage de ce type recensé à Joinville a eu lieu dans la nuit du 10 au 11 novembre 1943. Or Szymkowiak n'était pas encore en Haute-Marne à cette date.

Poursuivant son récit avec l'arrestation des membres de son groupe, le sergent Renard - son nom de guerre - précise : "Bacchus a donné [aux Allemands] tous les détails, jusqu'au signalement le plus complet de leur physique et de leurs vêtements [...] Les renseignements qu'il avait fournis aux boches devaient amener l'arrestation de mes camarades..."


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