jeudi 8 août 2024

Lionel Jouet (1912-1944), interrégional FTP, dernier fusillé de la Citadelle de Besançon



Lionel Jouet (1912-1944) (Source : AD de la Seine-Maritime).

 Le 18 août 1944, les Allemands passaient par les armes le résistant Lionel Jouet. Ce Normand était interrégional FTP dans l'est de la France. Quel fut son parcours avant et après son arrivée dans la région ? C'est ce qui a motivé notre enquête, à l'issue de laquelle nous avons acquis la conviction qu'il s'agissait du chef FTP Baron.

Gilbert, ou Roussel, ou Baron, ou Jacques apparaît formellement dans les archives début août 1943 (vraisemblablement le 3), à l'occasion d'un rendez-vous au parc de la Pépinière à Nancy. Ce jour-là, par l'intermédiaire de Jules Didier (Baudin), régional du Front national (FN) en Meurthe-et-Moselle, il fait la connaissance de deux nouvelles recrues pour les Francs-tireurs et partisans français (FTPF) : René Malglaive et Jean Saltel. Selon les déclarations de ce dernier, Gilbert était âgé de 25 ans environ, mesurait 1,60 m, "marche légèrement voûté, cheveux châtain foncé, les tempes légèrement dégarnies". Avec un quatrième homme, Gabriel Szymkowiak, Gilbert vole un vélo devant un café de la rue Saint-Jean, puis, le 13 août 1943, tous quatre participent au sabotage d'entrées d'eau de l'usine Solvay près de Varangéville. Saltel ayant souhaité mettre un terme rapidement à ses actions clandestines, seuls Gilbert et Malglaive entreprennent ensuite, dans la nuit du 2 au 3 septembre 1943, un déboulonnage de rail sur la ligne Toul - Blainville-sur-l'Eau, à hauteur de Rosières-aux-Salines. Mais dans les deux jours qui suivent ce sabotage, Jean Saltel et René Malglaive sont arrêtés par la police française. Le premier est déporté, le second fusillé le 22 octobre 1943 à La Malpierre.

Condamné par contumace, Szymkowiak s'est réfugié, après sa fuite, en forêt près de Blénod-lès-Toul. C'est là que, fin octobre 1943, Gilbert et un autre chef FTP, le commandant Camille (Pierre Georges), viennent l'informer de sa condamnation et l'affectent à un autre département : la Haute-Saône.

A Belfort

A cette époque, Gilbert, qu'on appelle désormais Baron, est déjà commissaire politique (puis aux effectifs) interrégional. C'est-à-dire qu'avec Pierre Georges (opérations) et Albert Poirier dit Jean (technique), il est un des trois membres du triangle de direction de l'interrégion 21 (Doubs, nord du Jura, Haute-Marne, Meurthe-et-Moselle, Haute-Saône, Vosges et Territoire de Belfort). Au vu de sa fonction politique, Baron est vraisemblablement communiste.   

Son activité l'amène à opérer sur tout le territoire de l'IR 21 : mi-décembre 1943, il est à Chaumont où il remet de faux papiers d'identité à l'agent de liaison André Camus, puis tous deux se revoient à Nancy ; le 17 décembre 1943, Baron vient présider, à Magny-Vernois, près de Lure (Haute-Saône), une réunion du comité militaire régional de la Haute-Saône, réunion qui ne peut avoir lieu à cause de l'arrestation de deux des commissaires régionaux. D'après Camus, l'interrégional s'appelait alors Roussel - c'est en effet sous ce pseudonyme qu'il signe, le 30 décembre 1943, et en qualité de commissaire aux effectifs interrégional, une note de service -, et on le touchait essentiellement à Belfort. A ce moment, Pierre Georges et Albert Poirier ont quitté l'Est. Roussel/Baron apparaissait alors comme l'un des principaux responsables de l'interrégion.

Le 8 ou 9 janvier 1944, "le chef militaire interrégional Roussel dit Baron" (sic) se rend à Chaumont (Haute-Marne) où il rencontre, au domicile du chef de détachement FTP Marcel Lallemand, les commissaires régionaux Szymkowiak (Bacchus), transfuge de la Haute-Saône, et Louis Frossard (Marc), évadé de la maison centrale d'Ecrouves. Roussel doit revoir Bacchus et Marc le 13 janvier 1944 près du musée de Chaumont. Mais le jour fixé, les deux cadres FTP ne le rencontrent pas, et tous deux sont arrêtés par la Sipo-SD ainsi qu'un troisième résistant, Martial Bel. Trois jours plus tôt, l'agent de liaison André Camus avait fait en vain le trajet Chaumont - Belfort, sans pouvoir non plus rencontrer Roussel. Que lui est-il arrivé ? Interrogé par la Sipo-SD, tandis que Frossard a mis fin à ses jours en prison après avoir été torturé, Szymkowiak apprend de la bouche d'un de ses tortionnaires que son arrestation est consécutive à une information donnée depuis Besançon ou Belfort. Pour Szymkowiak, Roussel a forcément été arrêté, et il a parlé.

Ce que, bien plus tard, la justice française apprendra lors de son enquête sur la trahison de Szymkowiak - car le chef FTP a entre-temps dénoncé ses camarades -, c'est que l'interrégional "Roussel dit Baron", qu'elle n'est pas parvenue à identifier, a été arrêté en gare Viotte de Besançon puis a été fusillé. Un seul parcours de martyrs de la Citadelle de Besançon correspond à ces quelques éléments : celui de Lionel Jouet.

Parti de Normandie

Lionel Jouet est né le 11 août 1912 à Sanvic, près du Havre (Seine-Maritime). Il est le fils de Gaston Jouet et de Suzanne Bance. Le brevet élémentaire en poche, il entre au Comptoir d'escompte du Havre comme employé. En 1933-1934, il fait son service militaire au 3e régiment du génie à Rouen. Sa fiche le matricule mentionne qu'il a les cheveux châtains et une taille de 1,60 m. Ce sont deux des caractéristiques physiques de Gilbert...

Militant communiste et syndicaliste, Lionel Jouet écrit des articles dans L'Avenir normand. Domicilié au 66, rue de la Marne à Sanvic, il est mobilisé en septembre 1939 et affecté au dépôt du génie n°3. Il n'est pas fait prisonnier en 1940 et revient au Havre occuper la fonction de rédacteur en chef de son journal désormais clandestin. Avec André Duroméa et Gaston Avisse, il s'investit dans l'animation du Parti dans son département. Le 2 septembre 1942, avec le premier, il fait main basse sur une serviette contenant une forte somme d'argent en menaçant de leurs armes un percepteur à Rouen. Ce qui lui vaudra d'être condamné à mort par contumace par la section d'appel de la cour d'appel de Rouen.

Soit en décembre 1942 (après avoir dérobé des tickets de ravitaillement à Grand-Quevilly) selon la résistante Paulette Lefèbvre, soit en février 1943 d'après André Duroméa, Lionel Jouet, dont la chambre au 54, cours de la République au Havre sera perquisitionnée mi-mars 1943, quitte la Normandie pour "le Doubs". Nous pensons que sous le nom de Rochet, un de ses pseudonymes selon un résistant de Haute-Saône, il vient organiser le FN dans le Territoire de Belfort. D'après le colonel FTP Albert Ouzoulias, qui lui donne le prénom de Maurice, Jouet, alias Jacques, aurait également cherché à éliminer l'agriculteur du Doubs Marcel Curty, qui avait dénoncé, en octobre 1942, le groupe de Pierre Georges. Nous noterons que Jacques est un autre pseudonyme de Gilbert/Roussel/Baron...

Mi-décembre 1943, le jeune chef de détachement FTP Jacques Bergez, de Besançon, rencontre Lionel Jouet qu'il désigne sous le nom de Richard et qui est interrégional FTP à Belfort. Or c'est à Belfort que se trouvait, à la même époque, "Roussel dit Baron"... 

Le 8 janvier 1944, Bergez et Jouet se revoient à Besançon. Le premier laisse le second à la gare Viotte car il doit reprendre le train. C'est alors que l'arrivée inopinée de feldgendarmes - qui recherchaient les auteurs d'un double assassinat de supposés collaborateurs venant de se produire - surprend Lionel Jouet dans la salle d'attente. Il tente de fuir mais est arrêté. Torturé pendant quatre jours, il finit par parler le 12 janvier 1944. Toutes ces précisions viennent de confidences faites par une employée de la Sipo-SD à Jacques Bergez, qui avait rendez-vous ce jour-là avec son chef et qui a été arrêté à son tour près de la synagogue de Besançon.

Scénario cohérent

Nous avons vu les similitudes physiques entre Roussel et Lionel Jouet. Nous avons vu également l'existence d'autres indices concordants : la même fonction de commissaire interrégional politique, une même présence à Belfort, l'arrestation à la gare Viotte... et le même tragique destin. Les deux hommes apparaissent donc vraisemblablement comme une seule et même personne. 

A l'aide des éléments en notre possession, nous pouvons établir le scénario suivant quant au déroulé des événements. Le 8 janvier 1944, Lionel Jouet est à Chaumont et fixe rendez-vous à l'état-major FTP haut-marnais cinq jours plus tard. Puis il se rend en train à Besançon où il rencontre Jacques Bergez. Mais il est arrêté et, après quatre jours de violences, finit par parler. Voilà pourquoi la Sipo-SD de Chaumont peut déclarer que l'information du rendez-vous chaumontais vient "de Besançon ou de Belfort". A la suite des aveux de l'interrégional obtenus sous la torture et les menaces, Szymkowiak, Frossard, Bergez sont pris à leur tour. 

Ensuite, Lionel Jouet est incarcéré à la prison de la Butte à Besançon. Proche collaborateur de l'ex-commissaire militaire interrégional Pierre Georges, Pierre Durand, lui aussi arrêté dans la cité (le 10 janvier 1944), mais a priori sans lien avec la capture de Jouet, le voit lors d'une confrontation. Il a toujours ignoré le nom de Baron mais précise qu'il était "trapu", ce qui correspond à la silhouette du Normand. Durand écrit surtout que Baron a nié le connaître. De son côté, Szymkowiak précise que "Roussel dit Baron" était toujours emprisonné à Besançon en avril 1944.

En effet, Lionel Jouet a été condamné à mort par le tribunal de la Feldkommandantur 560 de Besançon le 4 avril 1944. Mais la sentence n'a pas été exécutée immédiatement. Finalement, après un nouveau sursis accordé le 26 mai 1944, il est fusillé le 18 août 1944, à 6 h 42, à la citadelle.

Lionel Jouet n'a été reconnu "mort pour la France" qu'en 2014, sur l'intervention de la Ville de Besançon.

Sources : Lionel Fontaine, Des Hommes. Les FTP en Haute-Marne et dans l'est de la France. 1942-1944 (préface de Franck Liaigre), Liralest/Le Pythagore éditions, 2023. Principaux documents consultés : 29 U 54 et 29 U 66, AD de la Côte-d'Or ; 2 496 W 85 et 2 101 W 15, AD de la Meurthe-et-Moselle ; 54 W 5312 et 54 W 5327, AD de la Seine-Maritime ; GR 28 P 8 935, SHD Vincennes ; 21 P 466 253, SHD Caen (communiqué par le Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon).


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