Evadé du camp de Lübeck,
Raymond Krugell rentre en France le plus naturellement possible, par
le train. Il raconte, cette fois à la troisième personne du
singulier : "A Paris, il prit contact avec la Résistance
française. M. Le baron Rippert, adjoint au maire de Neuilly, lui
remit une carte d'identité française au nom de Droulin ainsi qu'une
carte d'alimentation correspondante.
Il prit ensuite l'express pour
Marseille, mais descendit à Lyon et se dirigea vers Voiron, où la
Résistance lui avait demandé de prendre contact avec M. Albarran,
directeur des papeteries Navarre. Celui-ci le conduisit chez un
ancien camarade de captivité, le lieutenant Antoine Mauduit (en
1945, "mort pour la France“) qui avait loué le château de
Montmaur dans les Hautes-Alpes, près de Veynes, pour y abriter
évadés et réfractaires du STO. Il confiait à Krugell une partie
de l'imprimerie clandestine pour établir les papiers de travailleurs
en Allemagne, envoyés aux prisonniers sous divers camouflages, afin
de s'en servir pour s'évader.“
Arrêté en 1944, Antoine
Mauduit, alors âgé de 42 ans, mourra en déportation à
Bergen-Belsen. Une biographie récemment parue a été consacrée par
Philippe de Francheceschetti à cet ancien légionnaire qui a
convaincu "le jeune François Mitterrand de passer à l'action
clandestine“.
"Quelque temps plus tard,
Krugell qui ne tenait pas à rester tranquillement dans ce coin
idéal, décida de rejoindre l'armée combattante, soit à Londres,
soit en Afrique. Il se rendit à Chambéry où il révélait sa
véritable identité à M. Maillard, préfet de la Savoie, qui lui
fit établir une nouvelle carte d'identité avec carte d'alimentation
au nom de Jean Lefort.
Il prit contact avec les colonels
Pochard, du Cheyron du Pavillon, les généraux Boris, Laffargue et
Georges ainsi qu'avec le commandant de Lavareille, tous à Chambéry à
cette époque. Il rédigea un petit ouvrage intitulé "Oflag X C –
Lübeck“ qu'il fit parvenir au général de Gaulle par
l'intermédiaire de M. Michel Cailleau. Deux autres exemplaires
furent remis, l'un au 2e bureau clandestin, l'autre à la Croix-Rouge
internationale à Genève“.
Rédigé en mars 1943 à
Chambéry, cet "ouvrage“ correspond en fait à un rapport de 26
pages par lequel il informe les services du général de Gaulle et de
la Résistance des caractéristiques de ce camp, de l'état d'esprit
qui y règne, des personnalités qui y sont emprisonnées. Krugell
expose d'abord qu'à partir de mars-avril 1942, l'oflag accueillit "les suspects, les fortes têtes, les anti-collaborateurs, les
communistes, les anarchistes, les anti-Allemands, selon les propres
termes de l'oberst von Wachtmeister, les Israélites, en un mot les
indésirables“. Il le qualifie de "camp international, politique
et de représailles (…), puisque le régime et la discipline de ce
camp furent très sévères, les Allemands se laissant aller jusqu'à
blesser et assassiner lâchement des officiers à l'intérieur des
barbelés“.
Krugell estime, au moment de son
évasion (en décembre 1942), que le camp accueillait environ 1 200
officiers, dont 200 Français, 7 à 800 Polonais et une centaine de
Belges.
Il ne manque pas de décrire,
avec la plus grande exactitude, les conditions de détention des
officiers, rapportant leur régime alimentaire, la composition des
colis, le rythme de réception du courrier, l'installation
matérielle, l'hygiène, l'infirmerie, les visites de la
Croix-Rouge, l'emploi du temps, et même la vie spirituelle. Il
donne des noms de geôliers en précisant, pour chacun, leur
caractère. Ainsi, l'oberst von Wachtmeister, "lagerkommandant
jusqu'au mois de septembre 1942 environ, 68 à 70 ans. Haineux,
gâteux, type prussien, monocle“, ou le rittmeister Amdenburg, "ironique, brutal, haineux, ne manque pas une occasion pour se
montrer désagréable, toise les officiers prisonniers de haut et
leur montre tout son mépris“. A titre d'exemple, l'officier
alsacien rapporte cet entretien avec le commandant du camp, qui
logeait au château de Colditz : "Vous êtes donc anti-allemand et
vous faites de la propagande anti-allemande. Tonnerre de Brest
(Menschenkind.), que cela ne vous arrive pas ici, autrement il
pourrait vous en cuire. Prenez garde à vous, sur les miradors sont
placées des mitrailleuses. Les coups partent facilement.“
Son rapport est surtout consacré
au recensement des officiers alliés qui sont détenus. Il insiste
ainsi sur la présence du "lieutenant d'artillerie Dugaschwilly,
fils de Staline, (qui) a quitté le camp à la suite de la découverte
sous sa baraque d'un souterrain, mi ou fin novembre 1942. On a
raconté dans le camp que les Allemands l'avaient fait partir de
nuit, en avion, à destination de la prison de Moabit, près de
Berlin“. Parmi les officiers français, il cite les noms du
capitaine Robert Blum, "ingénieur chez Hispano, fils de Léon
Blum“, du lieutenant Sudaka, procureur de la République à Toulon,
du comte Charles Goluchowski, lieutenant d'infanterie, "descendant
direct du Prince Murat“, du lieutenant Schwarz, "neveu du grand
rabbin de France“, du sous-lieutenant Elie Rotschild, "fils du
baron“, Lejeune, député, du lieutenant d'artillerie Fernand
Braudel, professeur à la Sorbonne, le fameux historien.
Assurant que "tout ce qui
collabore est exécré et vomi à Lübeck et les officiers de X C,
disait un Polonais, ont tout perdu sauf leur honneur“, le
lieutenant Krugell a encore souhaité informer les services de la
France libre de la présence de deux officiers de "l'armée du général de Gaulle,
faits prisonniers : commandant Berger, capitaine Butsch, d'origine
alsacienne“. „Ils ne touchent pas de solde (à moins que la
question ait été réglée depuis). La question a été posée de
savoir quelle est la puissance protectrice de laquelle ils dépendent
? La France ? La Suisse ? L'Angleterre ? Les Allemands ne sont pas
pressés pour régulariser la situation qui a déjà posé maints
problèmes“.
Berger n'est autre que Georges
Bergé, le créateur de l'unité de parachutistes de la France libre
(les futurs SAS), qui a capturé en juin 1942 à l'issue
d'une mission en Crète. (A suivre).
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