En enquêtant sur l'organisation
du Front national de lutte pour l'indépendance dans le département
de la Haute-Marne, et notamment sur le maquis Mauguet, Jean-Marie
Chirol a été amené à croiser la personnalité de celui qui se
faisait appeler "lieutenant Jean". Dans la trilogie "Résistance
en Haute-Marne" (éditions Dominique Guéniot), l'homme a été présenté comme un officier ayant "trahi, abandonné ses hommes“. Divers témoignages recueillis
par notre président-fondateur allaient dans le même sens. Kriegel
(sic), alias "Jean“, prétendait, avant de rejoindre le maquis
Mauguet, s'être évadé d'un train de déportation,
qu'auparavant il s'était échappé d'un camp allemand d'où on ne pouvait pourtant pas s'évader (Lübeck), qu'il avait même rédigé à ce
sujet un rapport qu'il avait fait parvenir au général de Gaulle !
Démontrer l'inexistence de ce rapport revenait, pour Jean-Marie
Chirol, à prouver que ce lieutenant "Jean“ était un
affabulateur. Jusqu'à ce que de patientes recherches l'amènent à
obtenir une copie de ce précieux document. Tout l'argumentaire de ses
contradicteurs s'écroulait : non seulement "Jean“ n'était pas
un traître, mais il était l'un des plus grands résistants à avoir
oeuvré en Haute-Marne.
Né à Strasbourg (Bas-Rhin) le
14 septembre 1906, Raymond Krugell – et non "Kriegel“ - servait au 3e régiment de zouaves lorsqu'il a été sélectionné, en
1928, élève officier de réserve. Instituteur à
l'école de Reden (Sarre) jusqu'au rattachement de ce territoire à
l'Allemagne, ce lieutenant de réserve rejoint, à la mobilisation, l'état-major
de la subdivision de Saverne puis, en mars 1940, Krugell est nommé adjoint au commandant du centre d'infanterie divisionnaire de
la 30e division d'infanterie. Celui qui est Vosgien par sa mère est
fait prisonnier le 21 juin 1940 à Laveline-devant-Bruyères, emmené
en captivité à Colmar, à la citadelle de Mayence, en Poméranie, à
Offenburg. Refusant de "devenir allemand“, ce qui aurait signifié
pour lui une libération, transféré à Weinsberg, il aide à
l'évasion de plusieurs officiers français, ce qui lui vaut deux
condamnations à des jours de cellule, puis sa mutation au célèbre oflag XC de Lübeck, le 4 juin 1942.
Dans un récit inédit (archives club Mémoires 52), Raymond
Krugell raconte sa "première évasion“. Un récit qui montre de
quelle trempe était celui qui suscitera tant de suspicion, voire
d'hostilité en Haute-Marne. "Le 19 décembre 1942, je me suis
évadé de l'oflag X C à Lübeck, avec mon camarade, le lieutenant
André Rondenay, fils du général, 38, rue Boileau à Paris XVIe.
Il n'est pas facile de trouver
des habits civils dans un camp de représailles. Cependant, Rondenay
avait réussi à se procurer un costume neuf. Mon habillement se
composait d'un pantalon de chasseurs, dont le liseret jaune avait été
enlevé, d'une veste brune et d'une casquette hitlérienne, taillée
dans une couverture par mon ami, le capitaine René Maus, directeur
des 100 000 Chemises à Paris.
Entre 10 h et 10 h 30, nous avons
successivement franchi une rangée de barbelés, pour pénétrer dans
l'enceinte des locaux disciplinaires, encastrés d'un côté dans le
camp allemand où se trouvait un bataillon d'instruction et la
compagnie de garde bordés de l'autre côté par les barbelés de
l'oflag. A plat ventre, nous avons gagné un endroit propice qui,
deux heures plus tard, allait nous permettre de pénétrer dans la
baraque qui servait de prison. En attendant, il fallait rester couché
et se camoufler. Nous nous sommes recouverts avec des morceaux de
papier goudronné et des détritus, pour éviter d'attirer
l'attention des Allemands qui passaient tout près.
A midi, le sous-officier
allemand de service aux locaux disciplinaires quittait son poste pour
aller déjeuner. C'était le moment d'agir. Rondenay coupait une
dernière rangée de barbelés avec une tenaille qu'il avait apportée
et, forçant le cadenas de la porte d'entrée, pénétrait en prison.
Dans un placard nous avons
trouvé des salopettes et tout un attirail de fouilleur, dont les
Allemands se servaient, pour sonder le dessous des baraques de
l'oflag et découvrir ainsi des souterrains en construction.
Nous nous sommes déguisés en
fouilleurs. Quelques minutes après, nous nous présentions à la
porte de sortie de l'enceinte, côté allemand, gardée par une
sentinelle. Je parlais allemand à haute voix, disant à Rondenay :
"Dans cinq jours c'est Noël. J'ai de la veine, car le capitaine,
de bonne humeur, a promis de signer ma permission. Quelle joie de se
retrouver en famille, de revoir sa femme et ses enfants..."
La sentinelle nous ouvrit la
porte et me céda le passage, mais elle arrêta Rondenay en lui
demandant ses papiers. Celui-ci exhiba une carte, couleur rouge,
copiée sur celles de nos gardiens de l'oflag. Cette pièce
d'identité avec photo et cachet avait été fabriquée la veille et
je l'avais signée "Jansen“, nom du commandant du camp qui, depuis
peu, remplaçait "von Wachtmeister“. Rondenay s'appelait Schaller
Adolf. Je possédais une pièce analogue au nom de Stemmrich Hermann.
La vérification me parut
longue. En revenant sur mes pas, je sortis ma carte et, la plaçant
sous le nez de l'Allemand, je lui dis sur un ton de commandement :
"Au fait, tu as oublié de vérifier mon identité. Voilà !“ Le
bougre rectifia la position en claquant des talons et répondit :
"C'est bien, vous pouvez passer.“
Prenant alors mon camarade par
le bras, je l'entraînai vers le milieu du camp allemand en
continuant mon petit discours interrompu. J'avais conseillé à mon
complice de se taire ou de répondre de temps à autre par un "ja“
nonchalant ou par un "jawohl“ plus sec. Il s'est très bien
acquitté de cette tâche.
Chemin faisant, nous croisions
des Allemands qui revenaient de la soupe. Il faut croire que notre
déguisement était parfait, puisqu'ils ne nous prêtaient aucune
attention. Nous saluions d'une manière rigide quelques
sous-officiers et même un officier. Aucun ne nous reconnut. Nous
avancions maintenant d'un pas lent, sans but défini. Notre seul
souci était de trouver un endroit où il nous fût possible de
quitter nos salopettes. Nous fûmes servis.
Arrivés au milieu du camp, nous
aperçûmes un chantier de construction et de stockage de matériaux
de toutes sortes. Un examen rapide nous permit d'y découvrir un abri
peu profond. Nous y entrâmes d'un pas décidé pour changer notre
travestissement. Salopettes, moufles, lampes à acétylène, tiges de
fer, tout fut caché dans un coin ; nos deux fausses cartes
d'identité furent détruites.
C'est le plus tranquillement du
monde que nous sortîmes de notre cachette, en faisant semblant
d'inspecter les lieux. Nous portions maintenant des costumes civils.
Je continuais à adresser la parole à Rondenay, bien habillé par
rapport à moi, en lui disant en allemand : "Herr Baumeister !
(Monsieur l'entrepreneur). Vérification faite, il est impossible de
construire à cet endroit. Je verrais très bien la même bâtisse un
peu plus loin, là-bas ! Si vous voulez me suivre ?“
Et, tout en désignant du doigt
un terrain vague que nous comptions franchir pour gagner le large, je
faisais semblant de traiter une affaire sérieuse. C'est ainsi que
nous avons quitté le camp...“
Par le train, les deux évadés
gagnent Hambourg où ils se séparent. "Rondenay muni de faux
papiers de travailleur français, prit l'express pour Paris“.
Krugell vivra d'autres incroyables péripéties avant de rejoindre,
deux mois plus tard, lui aussi par le train, la capitale. Ainsi
devait commencer sa carrière de résistant.
Un mot sur son camarade d'évasion
: parvenu en Angleterre après être passé par l'Espagne et le
Portugal, affecté au BCRA, André Rondenay, alias "Lesmniscate“,
est devenu délégué militaire régional pour la région parisienne,
début 1944, puis délégué militaire de la Zone Nord, avec le grade
de colonel. Arrêté dans le métro parisien le 27 juillet 1944,
emprisonné à Fresnes, il a été exécuté avec d'autres résistants
à Dormont (Val-d'Oise), le 15 août 1944, à l'âge de 31 ans. Il
sera fait Compagnon de la Libération à titre posthume. (A suivre).
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