mercredi 30 mai 2018

Le lieutenant "Jean", ce héros (2)


Evadé du camp de Lübeck, Raymond Krugell rentre en France le plus naturellement possible, par le train. Il raconte, cette fois à la troisième personne du singulier : "A Paris, il prit contact avec la Résistance française. M. Le baron Rippert, adjoint au maire de Neuilly, lui remit une carte d'identité française au nom de Droulin ainsi qu'une carte d'alimentation correspondante.
Il prit ensuite l'express pour Marseille, mais descendit à Lyon et se dirigea vers Voiron, où la Résistance lui avait demandé de prendre contact avec M. Albarran, directeur des papeteries Navarre. Celui-ci le conduisit chez un ancien camarade de captivité, le lieutenant Antoine Mauduit (en 1945, "mort pour la France“) qui avait loué le château de Montmaur dans les Hautes-Alpes, près de Veynes, pour y abriter évadés et réfractaires du STO. Il confiait à Krugell une partie de l'imprimerie clandestine pour établir les papiers de travailleurs en Allemagne, envoyés aux prisonniers sous divers camouflages, afin de s'en servir pour s'évader.“
Arrêté en 1944, Antoine Mauduit, alors âgé de 42 ans, mourra en déportation à Bergen-Belsen. Une biographie récemment parue a été consacrée par Philippe de Francheceschetti à cet ancien légionnaire qui a convaincu "le jeune François Mitterrand de passer à l'action clandestine“.

"Quelque temps plus tard, Krugell qui ne tenait pas à rester tranquillement dans ce coin idéal, décida de rejoindre l'armée combattante, soit à Londres, soit en Afrique. Il se rendit à Chambéry où il révélait sa véritable identité à M. Maillard, préfet de la Savoie, qui lui fit établir une nouvelle carte d'identité avec carte d'alimentation au nom de Jean Lefort.
Il prit contact avec les colonels Pochard, du Cheyron du Pavillon, les généraux Boris, Laffargue et Georges ainsi qu'avec le commandant de Lavareille, tous à Chambéry à cette époque. Il rédigea un petit ouvrage intitulé "Oflag X C – Lübeck“ qu'il fit parvenir au général de Gaulle par l'intermédiaire de M. Michel Cailleau. Deux autres exemplaires furent remis, l'un au 2e bureau clandestin, l'autre à la Croix-Rouge internationale à Genève“.

Rédigé en mars 1943 à Chambéry, cet "ouvrage“ correspond en fait à un rapport de 26 pages par lequel il informe les services du général de Gaulle et de la Résistance des caractéristiques de ce camp, de l'état d'esprit qui y règne, des personnalités qui y sont emprisonnées. Krugell expose d'abord qu'à partir de mars-avril 1942, l'oflag accueillit "les suspects, les fortes têtes, les anti-collaborateurs, les communistes, les anarchistes, les anti-Allemands, selon les propres termes de l'oberst von Wachtmeister, les Israélites, en un mot les indésirables“. Il le qualifie de "camp international, politique et de représailles (…), puisque le régime et la discipline de ce camp furent très sévères, les Allemands se laissant aller jusqu'à blesser et assassiner lâchement des officiers à l'intérieur des barbelés“.
Krugell estime, au moment de son évasion (en décembre 1942), que le camp accueillait environ 1 200 officiers, dont 200 Français, 7 à 800 Polonais et une centaine de Belges.
Il ne manque pas de décrire, avec la plus grande exactitude, les conditions de détention des officiers, rapportant leur régime alimentaire, la composition des colis, le rythme de réception du courrier, l'installation matérielle, l'hygiène, l'infirmerie, les visites de la Croix-Rouge, l'emploi du temps, et même la vie spirituelle. Il donne des noms de geôliers en précisant, pour chacun, leur caractère. Ainsi, l'oberst von Wachtmeister, "lagerkommandant jusqu'au mois de septembre 1942 environ, 68 à 70 ans. Haineux, gâteux, type prussien, monocle“, ou le rittmeister Amdenburg, "ironique, brutal, haineux, ne manque pas une occasion pour se montrer désagréable, toise les officiers prisonniers de haut et leur montre tout son mépris“. A titre d'exemple, l'officier alsacien rapporte cet entretien avec le commandant du camp, qui logeait au château de Colditz : "Vous êtes donc anti-allemand et vous faites de la propagande anti-allemande. Tonnerre de Brest (Menschenkind.), que cela ne vous arrive pas ici, autrement il pourrait vous en cuire. Prenez garde à vous, sur les miradors sont placées des mitrailleuses. Les coups partent facilement.“

Son rapport est surtout consacré au recensement des officiers alliés qui sont détenus. Il insiste ainsi sur la présence du "lieutenant d'artillerie Dugaschwilly, fils de Staline, (qui) a quitté le camp à la suite de la découverte sous sa baraque d'un souterrain, mi ou fin novembre 1942. On a raconté dans le camp que les Allemands l'avaient fait partir de nuit, en avion, à destination de la prison de Moabit, près de Berlin“. Parmi les officiers français, il cite les noms du capitaine Robert Blum, "ingénieur chez Hispano, fils de Léon Blum“, du lieutenant Sudaka, procureur de la République à Toulon, du comte Charles Goluchowski, lieutenant d'infanterie, "descendant direct du Prince Murat“, du lieutenant Schwarz, "neveu du grand rabbin de France“, du sous-lieutenant Elie Rotschild, "fils du baron“, Lejeune, député, du lieutenant d'artillerie Fernand Braudel, professeur à la Sorbonne, le fameux historien.
Assurant que "tout ce qui collabore est exécré et vomi à Lübeck et les officiers de X C, disait un Polonais, ont tout perdu sauf leur honneur“, le lieutenant Krugell a encore souhaité informer les services de la France libre de la présence de deux officiers de "l'armée du général de Gaulle, faits prisonniers : commandant Berger, capitaine Butsch, d'origine alsacienne“. „Ils ne touchent pas de solde (à moins que la question ait été réglée depuis). La question a été posée de savoir quelle est la puissance protectrice de laquelle ils dépendent ? La France ? La Suisse ? L'Angleterre ? Les Allemands ne sont pas pressés pour régulariser la situation qui a déjà posé maints problèmes“.
Berger n'est autre que Georges Bergé, le créateur de l'unité de parachutistes de la France libre (les futurs SAS), qui a capturé en juin 1942 à l'issue d'une mission en Crète. (A suivre).

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