Roger Cheppe (1923-2009). Source : Arolsen Archives.
Le Parisien Roger Cheppe était le seul survivant parmi les cinq otages de Châteauvillain déportés le 29 août 1944 à Neuengamme. Recueilli par une employée de la Délégation parisienne du Service de recherche des crimes de guerre ennemis (SRCGE), son témoignage - inédit - porte tout à la fois sur le déroulement du massacre, les circonstances de son arrestation comme sur les conditions de sa déportation. Précisons qu'il s'agit d'une déposition faite devant la justice, avec des précisions glaçantes, et non d'un récit destiné à passer à la postérité.
"Convoqué pour le STO en octobre 1943, je ne me rendis pas à cette convocation et partis dans la Nièvre où je séjournai très peu de temps, et j'arrivai à Châteauvillain (Haute-Marne) en février 1944. Un de mes camarades réfractaires du STO m'avait indiqué cette adresse où un gros marchand de bois (Société des bois et forêts) embauchait du personnel, sans m'inquiéter de sa provenance et sans demander les papiers d'identité habituels.
Je travaillai donc comme bûcheron de février 1944 jusqu'au 24 août 1944 [...]. La cantine de notre société se trouvait à Châteauvillain et nous descendions chaque soir pour y prendre le repas du soir, celui de midi étant pris en forêt. J'ai quitté le bois vers [17 h] avec un autre de mes camarades qui se faisait appeler Maurice Stassen (ce nom était d'ailleurs une identité fausse car il était évadé d'un camp de prisonniers de guerre). Le couvre-feu à Châteauvillain était fixé par les troupes allemandes de passage à [20 h]. Je pris mon repas vers [18 h 15] et en compagnie d'autres camarades, je me rendis 40, rue des Récollets chez Mme Pradat où j'avais ma chambre.
En cours de route, j'entendis des coups de feu et des grenades éclater. Je me suis pressé ; en arrivant, mes hôtes me conseillèrent de descendre à la cave avec eux. [...] A notre arrivée dans la cave, les trois fillettes Pradat, âgées d'environ 10 à 12 ans, se mirent à pleurer. Des Allemands qui se trouvaient dans la ruelle entendirent ces pleurs et voulurent ouvrir la porte ; comme elle résistait, ils arrosèrent le seuil d'essence et y mirent le feu. Nous remontâmes précipitamment et sortîmes de la maison qui flambait. Nous nous rendîmes chez M. Fiez-[Vandal], voisin des époux Pradat, mais comme le feu gagnait, nous nous réfugiâmes chez la boulangère [...]. Nous étions arrivés depuis à peine cinq minutes chez la boulangère (où se trouvaient déjà le fils d'Henri Morin qui fut fusillé, Paul Drut et un Italien nommé Zanzoni [...]), presqu'aussitôt deux Allemands arrivèrent. [...]
Nous partîmes donc, Paul Drut, Morin fils, Zanzoni et moi-même en direction du parc de Châteauvaillain qui servait de lieu de rassemblement aux Allemands. Durant le trajet, nous entendîmes de nombreux coups de feu et des grenades éclater. Le village brûlait par endroit. Il y avait à ce moment trois gros foyers d'incendie. Dans la rue, je vis également le cadavre d'un homme dont je ne connais pas l'identité qui avait été abattu d'un coup de feu, le sang lui sortait de la bouche.
En arrivant au parc, je vis une douzaine de cadavres entassés les uns sur les autres, parmi lesquels je reconnus Gabriel Rose, exploitant forestier. En retournant à Châteauvillain en août 1945, j'ai su qu'un homme [Michel Devillers] qui se trouvait sur le tas de cadavres avait [simulé] la mort mais n'avait été atteint que d'une balle dans la cuisse et en était réchappé. Zanzoni parlementa à son arrivée avec les Allemands, partit avec lui, j'ai su qu'il avait été libéré.
Les Allemands qui nous conduisaient (revêtus de capotes de camouflage [...]) nous firent mettre à genoux et nous restâmes dans cette position environ une heure ou une heure et demi. Pendant ce temps, les habitants de Châteauvillain (hommes et femmes) arrivaient par paquets, encadrés par des Allemands. Les jeunes et les vieux devaient également se mettre à genoux. Paul Drut qui connaissait la langue allemande me dit à un certain moment "si tu es croyant, tu peux faire ta prière, car ils viennent de donner l'ordre de nous fusiller". A ce moment un officier SS [sic] en tenue brune s'approcha de De[s]vaux, hôtelier, propriétaire d'un hôtel La Providence, et de [Tallet] René, les interrogea, reprocha à De[s]vaux de ne pas avoir donné de boisson à ses troupes, leur envoya des coups de pied dans le ventre, puis s'en fut un peu plus loin parler avec d'autres Allemands et nous fit montrer nos papiers d'identité. A Paul Drut qui présentait une carte d'identité de Paris, il montra le tas de fusillés. Après vérification de nos papiers d'identité, nous étions mis soit d'un côté et d'un autre et nous montâmes dans deux camions où nous restâmes peut-être une demi-heure. Ensuite des Allemands vinrent faire descendre les trois premiers [...] du camion dans lequel je me trouvais et qui étaient : Desvaux, [Tallet] et un autre dont j'ignore le nom. Une rafale de mitraillette les abattit aussitôt qu'ils furent à terre. [Tallet] qui n'était pas mort fut achevé. [...].
A la prison de Chaumont
Notre [camion] partit en direction de Chaumont où nous avons stoppé avant la gendarmerie qui servait de Kommandantur aux Allemands. Nos gardiens allemands, au nombre de dix environ, descendirent aux ordres. On fit monter dans notre camion Morin fils, qui avait été déposé vraisemblablement par le premier camion en compagnie d'autres hommes arrêtés également à Châteauvillain. Nous fûmes emmenés à la prison de Chaumont où on nous prit nos papiers et nous passâmes le reste de la nuit dans deux cellules.
Le lendemain matin, je fus changé de cellule et j'en partageai une autre avec Prévost Germain, Belan Gabriel, Drut Paul, [Pierre] Weber, fermier suisse qui fut relâché ensuite, et un peintre de Châteauvillain qui fut également libéré le 25 août.
Le 25 août, dans l'après-midi, nous subîmes, Belan, Prévost, Drut et moi-même, des interrogatoires en présence d'Allemands appartenant vraisemblablement à la Feldgendarmerie, un sous-officier et un officier. Comme nous ne disions rien, on nous avisa que nous n'avions plus que quelques heures à vivre, puis on nous remit en cellule à l'exception de Paul Drut qui fut mis dans une cellule spéciale.
Nous pensions qu'il avait été libéré, mais le dimanche 27, les Allemands vinrent nous chercher pour nous conduire à la gare et à ce moment nous retrouvâmes Paul Drut. Les Allemands évacuaient la prison. Nous fûmes embarqués à la gare de Chaumont dans des wagons à bestiaux où je me suis trouvé avec 34 autres camarades, dans une moitié de wagon, l'autre moitié étant réservée à cinq Russes qui, au service de l'Allemagne, avaient dû commettre des délits. Parmi mes 34 camarades se trouvaient Chapitre Georges, Prévost Germain, Belan Gabriel, Drut Paul, le lieutenant [Jean Chassagne], le maire de [Clairvaux] [Jean Millerat], [Pillemont] Pierre, d'autres prénommés Henri (propriétaire d'une épicerie buvette à Wassy) [Couturier ou Grandcolas, mais ni l'un ni l'autre n'était épicier], Pierrot (bijoutier à Wassy) [Malarmé].
Au camp de Neuengamme
Nous arrivâmes au camp de Neuengamme le 1er septembre après avoir traversé Belfort où nous descendîmes pour faire nos besoins. Un service civil français nous remit un peu de pain d'épices, une boîte de sardines, de [patte ?] de fruits. Nous subîmes les formalités habituelles d'entrée au camp (douche, tonte, remise des objets particuliers et de l'argent), puis nous fûmes mis dans une baraque où nous couchions trois par lit.
Le 4 septembre 1944 je fus dirigé sur un kommando de travail, à [Wilhelmshaven] avec Chapitre, Prévost, [lieutenant] Chassagne, le maire de [Clairvaux], Henri [Couturier ou Grandcolas], Pierrot [Malarmé], Pierre [Pillemont). Belan Gabriel et Drut Paul furent laissés à Neuengamme et je ne sais pas ce qu'ils sont devenus [Note : aucun n'est revenu de Neuengamme). Je note, en passant, que Paul Drut, le 4 septembre, souffrait déjà de dysenterie. Il se trouvait du reste au moment de son arrestation dans la Haute-Marne en convalescence.
En arrivant à [Wilhelmshaven], je fus affecté à l'Arsenal de la Marine de guerre avec Chapitre et Prévost et tous les autres. Je travaillais pendant un certain temps avec Chapitre à la forge, puis je fus affecté à la ferblanterie. Prévost était affecté, lui, aux tours. A la suite de bombardements, je fus affecté à un kommando chargé du déblaiement, je ne vis plus Chapitre ni Prévost et, malgré les recherches que je fis, je ne pus jamais savoir ce qu'ils étaient devenus. [Note : eux aussi sont décédés]."
Parmi les 26 déportés de Haute-Marne (sur 35) formellement identifiés dans ce convoi parti le 29 août 1944, seuls quatre survécurent : Roger Cheppe, Raymond Gourlin, Pierre Pillemont et Marcel Vaisse.
De retour en France, Roger Cheppe, né le 26 avril 1923 à Malakoff, matricule 43 965 à Neuengamme, s'installa comme électricien. Il est décédé en 2009.
Sources : enquêtes sur les crimes de guerre, série 163 W, Archives départementales de la Marne ; La Haute-Marne et les Haut-Marnais durant la Seconde Guerre mondiale, club Mémoires 52, 2022 ; Arolsen Archives.
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