La ligne Dijon - Neufchâteau à hauteur de Colombey-lès-Choiseul. (Photo L. Fontaine).
Un mois avant le Train fantôme (25 août 1944), un autre transport de déportés passé par la Haute-Marne a connu un véritable périple pour atteindre sa destination : un Kommando du camp de Neuengamme. Qu'on en juge par l'itinéraire emprunté : Saint-Malo, Rennes, Tours, Vierzon, Dijon, Gray, Neufchâteau, Toul, etc. Particulièrement méconnu, ce convoi a pourtant été marqué par l'un des plus importants massacres de prisonniers sur le sol haut-marnais.
25 juillet 1944. Le train 15 241 en provenance de Dole arrive vers 20 h 30 en gare d'Is-sur-Tille (Côte-d'Or). Il est passé par Gray (Haute-Saône) mais ne s'est pas dirigé sur Chalindrey. "La gare de Chalindrey ayant subi un bombardement le 13 juillet 1944, tout le trafic a été interrompu", précise le cheminot Marcel Cornier. D'une façon générale, les destructions opérées par l'aviation alliée et la Résistance sur les voies de communications expliquent ce long itinéraire.
Le convoi fait donc halte en gare d'Is. Il s'agit d'"un train de marchandises transportant des militaires anglais prisonniers", indique Georges Minot. A hauteur du passage à niveau de Marcilly-sur-Tille, un drapeau français apparaît à la fenêtre d'une maison. Ce qui n'est pas du goût de la garde allemande du train, qui arrête quatre jeunes de la région dont Georges, le fils de Georges Minot. Le jeune homme âgé de 21 ans veut prendre la fuite avec un de ses camarades. Les balles pleuvent sur eux. Touché d'un projectile en plein coeur, le Bourguignon meurt sur le coup. Puis, conduit par le mécanicien Adrien Bouvret, le convoi repart en direction de Langres, puis de Neufchâteau.
26 juillet 1944, 23 h 30. Garde-barrière au lieu-dit Chapelot, commune de Colombey-lès-Choiseul, entre Merrey et Breuvannes-en-Bassigny, Rose Joly vient de se coucher. Mais son sommeil devait être rapidement interrompu. "J'ai perçu le crépitement d'une fusillade à proximité de ma demeure", témoigne-t-elle. Les coups de feu viennent du kilomètre 32 750, après la gare de Merrey que le train 15 241 a laissé derrière lui à 23 h 01.
Que s'est-il passé ? Les employés SNCF présents dans le train apportent des précisions sur l'origine de la fusillade. Adrien Bouvret, qui conduit la machine 57.1192 tractant 69 wagons "chargés de prisonniers et de déportés" (selon Marcel Cornier), explique : "Entre Merrey et Breuvannes, profitant du ralentissement* du train, des déportés se trouvant dans celui-ci ont probablement tenté de s'enfuir." Georges Renaud, chef de train : "J'ai bloqué mon train immédiatement et aussitôt l'arrêt, je suis descendu du fourgon pour mettre des pétards. [...] Les Allemands venant de la tête du train me traitèrent de terroriste." Georges Walter, autre cheminot présent dans la machine aux côtés d'un feldwebel (adjudant) et d'un interprète suisse : "Nous avons vu des balles traçantes passer au-dessus de la machine. Le convoi s'est arrêté quelques mètres plus loin par suite du fonctionnement d'un frein d'urgence (frein d'alarme). Le feldwebel [...] avait donné l'ordre de continuer la route." Manoeuvre impossible, à cause de l'utilisation du frein, ce qui sera une source de colère supplémentaire pour l'escorte allemande.
Des "passagers" du train ont donc pris la fuite, ainsi que l'expliquent les cheminots. Georges Walter : "Les Allemands ont organisé aussitôt la chasse des fuyards. Ils en ont pris un, que le feldwebel [...] a abattu d'un coup de revolver en plein front. [...] La chasse aux fugitifs a duré une bonne heure. Par la suite, ceux qui étaient partis à la recherche ont signalé que deux des évadés n'ont pas pu être retrouvés." Pour Georges Renaud, il n'y eut pas un mais deux prisonniers blessés : "Les Allemands parlementèrent et décidèrent d'achever les deux prisonniers, ce qui fut fait aussitôt, puis ils m'emmenèrent à hauteur du wagon où il restait 17 prisonniers. Le feldwebel monta dans le wagon et les tua à coups de revolver." Selon le mécanicien Bouvret, "les Allemands ont tiré des rafales de mitrailleuse dans le wagon duquel s'étaient enfuis les déportés".
Puis le train repart. A 0 h 58, il est en gare de Neufchâteau (Vosges). Là, cheminots et Allemands rendent compte, chacun de leur côté, des événements à leur hiérarchie. Le convoi poursuit son chemin : d'abord Toul, puis Frouard, Pagny-sur-Moselle, Novéant, Sedan, la Belgique...
Précisément, le cheminot André Marchand est à Toul : "J'ai remarqué les traces de sang et j'ai vu également les vêtements des détenus qui avaient été tués. Ceux-ci avaient été déshabillés avant d'être enterrés près du poste de transformation du dépôt de Toul."
La fosse commune se trouve sur le territoire d'Ecrouves, "sur un terrain militaire qui s'étend entre la route de Toul à Paris et la voie ferrée [...], au lieu-dit La Concentration, précise l'inspecteur de police Georges Gillet. [...] Les corps étaient recouverts d'une couche de terre argileuse de 80 cm environ."
Un corps sur la voie
Revenons à l'origine et à la composition du convoi. Il transporte des déportés jusqu'alors affectés à des travaux dans les îles anglo-normandes (Aurigny, ou Alderney). Ces hommes sont essentiellement Russes, Polonais, Hongrois, Hollandais. Des Témoins de Jéhovah figurent parmi eux. Selon un précieux récit établi en 1950 par Kurt Hille et conservé par les archives Arolsen, ils sont 634 déportés issus d'Alderney (Aurigny), 430 "travailleurs civils", des prisonniers anglais et américains à être entassés dans les wagons, sous la garde de 59 SS, 20 parachutistes et 18 travailleurs de l'Organisation Todt. Ce transport correspond à la I. SS-Baubrigade, sous les ordres du SS-obersturmführer Werner Klebeck et du SS-hauptsturmführer Maximilian List. Le transport ferroviaire est parti de Saint-Malo (Ille-et-Vilaine) le 4 juillet 1944. Il est passé par la vallée de la Loire, l'Auvergne, la Bourgogne et la Franche-Comté. Entre-temps, les wagons de travailleurs civils et de prisonniers alliés auraient été séparés du convoi le 19 juillet 1944. A Is-sur-Tille, quinze détenus se seraient évadés - ou auraient tenté de s'évader -, un fait que n'évoque pas Georges Minot.
Puis une nouvelle tentative en Haute-Marne s'est soldée par un massacre. A son sujet, nous avons pris connaissance du témoignage des cheminots français. Que disent les déportés survivants ? Toujours d'après le récit établi en 1950 par Kurt Hille, c'est après Merrey que des prisonniers du wagon 12 se sont jetés sur un gardien allemand, lui ont pris son fusil et l'ont blessé. Immédiatement, huit déportés ont sauté du train : trois ont été abattus. Dans le wagon, quatorze autres déportés ont été tués - nous avons vu de quelle façon -, quatre blessés. Un autre témoignage conservé par les Archives Arolsen, livré par Erich Frost, un Témoin de Jéhovah allemand, présente une version légèrement différente : deux Polonais "ont poignardé un garde SS au cou", en représailles les Allemands ont tiré avec des mitraillettes dans le wagon et "tué sans discrimination des prisonniers innocents". Selon un autre déporté, Otto Spehr, auditionné le 23 septembre 1944**, l'auteur du crime serait un SS nommé Marian M., qui aurait auparavant exécuté d'autres prisonniers russes. Ce SS - Spehr parle d'hommes portant l'insigne Totenkopf - aurait été interné en Angleterre comme prisonnier de guerre.
Le forfait accompli, tous les corps ont été remontés ou laissés dans le wagon... sauf un seul.
Au matin du 27 juillet 1944, les gendarmes de Clefmont (Haute-Marne) qui se rendent sur les lieux de la fusillade constatent en effet la présence d'un cadavre au bord de la voie. Les gendarmes notent : "Il est vêtu d'une vareuse gris-vert, d'un pantalon à rayures bleues et blanches. Il est nu pieds. Sans coiffure. Le cadavre est à plat ventre, le visage repose sur les deux bras repliés. [...] Le visage est crispé [...] Les cheveux, châtains, sont tondus ras. [...] Sur le côté gauche de la vareuse, nous relevons le numéro suivant 17.120, surmonté d'un petit rectangle de tissus rouge." Le chef de gare de Merrey, Maurice Lombard, qui accompagne les gendarmes, voit également "un bras gauche, arraché à la clavicule", appartenant à une autre victime.
Toujours non identifié
Au 12 septembre 1944, à l'arrivée du convoi de la I. SS-Baubrigade à Sollstedt, 441 déportés sont enregistrés. D'après un survivant, plus de 40 déportés ont trouvé la mort durant le trajet.
Combien sont décédés en Haute-Marne ? Erich Frost parle de 18 victimes enterrées à Toul. Le site Internet du camp de Neuengamme donne également le chiffre de 18 décès en juillet 1944 à Toul, dont 17 le 26 ou le 27 juillet. Ce sont les victimes du massacre. Il y a trois Allemands, deux Hollandais, deux Polonais, et onze Russes. Aucun d'entre eux ne porte le numéro 17.120 retrouvé à Colombey-lès-Choiseul. Il y aurait donc eu au total 19 victimes. Ce qui correspond aux informations données par les employés SNCF : deux évadés blessés et achevés, 17 déportés abattus dans le wagon. En 1946, la police française notera toutefois qu'ont été découverts à Toul 17 corps dont deux qui pourraient être ceux des "soldats allemands tués au cours de cette mutinerie".
Qui est le déporté inconnu ? Si l'on se réfère à son numéro de matricule, son nom commence vraisemblablement par la lettre S, puisque le matricule 17.120 se situe entre 17.119 (Wilhelm Skora) et 17.121 (Gustav Slonewski). A ce jour, il n'a toujours pas été identifié.
Sources : 342 W 201, Archives départementales de la Haute-Marne ; 163 W (MM) 3157, Archives départementales de la Marne ; 102 W 23, Archives départementales de la Meurthe-et-Moselle ; Archives Arolsen ; site Internet kz-gedenkstätte-neuengamme ; Livre des 9 000 déportés de France à Mittelbau-Dora ; La Haute-Marne et les Haut-Marnais durant la Seconde Guerre mondiale, club Mémoires 52.
* Un autre témoignage de cheminot parle plutôt d'une accélération.
** Témoignage cité par Roman Alexandrovitch Firsov sur le forum Internet du mémorial OBD.
Les victimes du massacre
(sources : site Internet Neuengamme et Arolsen Archives)
ANDREJENKO (Wassilij). Né le 14 janvier 1919. Russe. Matricule 16 582. Décédé en juillet 1944 à Toul selon le site Internet Neuengamme.
GOETTEL (Otto Hermann Willi). Né le 12 décembre 1904 à Rixford. Allemand. Matricule 16 741.
KLONZ (Richard). Né le 5 avril 1902. Allemand. Témoin de Jéhovah. Matricule 16 827.
KOLODJASCHYJ (Nikolaj). Né le 22 avril 1918. Russe. Matricule 16 830.
KUDRENKO (Nikolaj). Né le 5 mai 1923. Russe. Matricule 16 877.
LUBECKI (Wladyslaw). Né le 28 mai 1896 en Pologne. Matricule 16931 (Kommando d'Alderney, KZ Neuengamme). Il pourrait s'agir du déporté présent à Oranienburg, en 1941 (matricule 24 013).
LUKJANEZ (Grigorij). Né le 10 septembre 1914 à Suchowska. Russe. Domicilié à Hersfeld, en 1942 (matricule 8 258). Matricule 16 914.
MOROZ (Jefim). Né le 19 octobre 1914 à Krasnyj Kutok, près de Koursk. Russe (Ukrainien). Déporté politique. A Buchenwald (en provenance de Halle) le 15 octobre 1942, puis à Neuengamme le 22 février 1943. Matricule 16 977.
OEVER (van den) (Cornelis). Né le 30 septembre 1897 à Ablasserdam. Hollandais. Evangéliste. Domicilié à Den Haag. Arrêté en 1941. Déporté à Oranienburg, puis Neuengamme. Matricule 17 004.
PAWLENKO (Iwan). Né le 1er janvier 1924. Russe. Matricule 17 053.
SCHIRTUJEW (Aleksandr). Né le 5 mars 1914 à Schabowska. Russe (Ukrainien). Est à Dachau, en 1942. Puis à Sachsenhausen (matricule 35 610). Matricule 17 117.
SERGEJEW (Pjotr). Né le 22 juin 1916. Russe. Matricule 17 138.
SUKOLENOW (Pjotr). Né le 20 août 1914. Russe. Matricule 11 079.
TROTZKYJ (Nikolaj). Né le 18 mai 1920. Russe. Matricule 17 209.
WAJS (Sigismund). Né le 26 janvier 1920 à Marchocica (Pologne). Déporté à Sachsenhausen (matricule 23 276), en 1941. A Dachau. A Neuengamme (matricule 17 264).
WULDER (Grosse). Né le 13 janvier 1919 à Amsterdam. Hollandais. Témoin de Jéhovah. Arrêté le 15 mars 1941. Déporté à Sachsenhausen. Matricule 17 277. Acte de décès dressé le 5 septembre 1944.
WUNDERLICH (Fritz Albin Rudolf). Né le 4 avril 1897 à Buchholz (Saxe). Allemand. Matricule 17 257. Acte de décès dressé le 4 septembre 1944.
Un recensement des Russes inhumés à Toul mentionne également le nom d'Ivan Jamisch ou Amisch, 22 ans.
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