Extrait
de «10 jours de juin», copyright club Mémoires 52, 2020
Jeudi
13 juin 1940
Perthes
Dans
l'édition qui doit paraître le lendemain, le journal Le Petit
Haut-Marnais écrit : «La
bataille continue avec une rage accrue de la mer à l'Argonne.»
Autant dire qu'à l'extrémité
nord du département, en milieu d'après-midi, on ne s'attend pas
encore à voir surgir l'ennemi. Et pourtant...
Perthes
est le premier village haut-marnais sur la RN 4 en direction de
Vitry-le-François. Depuis la veille, les Perthois voient passer les
habitants des villages marnais voisins, Saint-Vrain, Thiéblemont,
Heiltz-le-Hutier, qui ont pris la route de l'exode. Après le départ
des troupes françaises cantonnées dans la localité, ne subsistent
qu'une poignée de territoriaux – les réservistes du 74e
régiment régional (RR) de protection
- et de soldats nord-africains...
Soudain,
vers
16 h 30,
apparaît l'avant-garde de la 1.
Panzer-Division,
pointe du fameux général Guderian. A sa tête, l'oberstleutnant
(lieutenant-colonel)
Hermann Balck, qui a passé les ponts du canal à Etrepy, a atteint
Blesme puis Saint-Vrain. La ligne de défense organisée par la 3e
division d'infanterie nord-africaine (DINA) du général Mast, sur le
canal de la Marne-au-Rhin, est donc percée.
C'est
en tirant que les Allemands pénètrent dans Perthes, qu'abandonne la
population. Plusieurs soldats français tombent, dont un, désarmé,
devant la mairie. Sous les tirs ennemis, l'instituteur du village,
Louis Fournier, parvient à fuir. Il arrive à Saint-Dizier, annonce
au commissaire de police que les Allemands ne sont plus qu'à 10 km
de la cité bragarde. Comment le croire... A quelques mètres de là,
en mairie de Saint-Dizier, le préfet Fernand Bidaux, arrivé à 16
h, rassure les élus : les blindés allemands auraient été
repoussés au-delà de Vitry-le-François, déclare-t-il, avant de
s'en retourner vers Chaumont à 17 h...
Non,
l'ennemi n'a pas été repoussé. Et à Perthes, il est furieux. On
lui a tué un officier, qui sera inhumé dans le cimetière communal.
Alors les Allemands mettront le feu à 35 habitations. L'incendie
durera jusqu'au lendemain.
Après
Perthes, il y a Villiers-en-Lieu. A 18
h 30,
huit blindés allemands y font leur apparition. Deux soldats français
du 311e
régiment d'artillerie lourde portée (RALP), l'adjudant Robert
Bladner et le canonnier Marcel Quillier, tous deux âgés de 34 ans,
sont tués, un soldat tunisien mortellement blessé. Ce dernier
appartient, selon la préfecture, au 48e
bataillon de pionniers tunisiens (commandant Georges Mengel), et non
au 44e
bataillon de pionniers tunisiens (capitaine Negroni) qui vient de se
battre à Etrepy, à Pargny-sur-Saulx, à Sermaize-les-Bains. La 1ère
compagnie (capitaine Albert Lapalu) du 44e,
après s'être repliée après 16
h 20 sur
le PC du bataillon à Maurupt-le-Montois, avait reçu l'ordre
«d'aller
s'installer défensivement à Hallignicourt. Arrêtée par l'ennemi
près de Perthes, la compagnie s'échappe, par la forêt de
Trois-Fontaines, Chancenay, Ancerville, Chamouilley...»
Entre
Perthes et Saint-Dizier, sept soldats français trouvent la mort :
trois Nord-Africains, Albert Mocquet, de Charmes-la-Grande (il a 37
ans et sert au 74e
RR), inhumé au bord de la RN 4, Léon Rullier, 31 ans, André
Peloile, ainsi que le maréchal des logis Henri Stern, du 403e
régiment d'artillerie de défense contre avion (RADCA),
ce dernier enterré dans un jardin face au terrain d'aviation de
Robinson.
Saint-Dizier
Prochaine
étape, et de taille, pour les Allemands : la cité bragarde.
Vers
18 h 45,
soit moins de trois heures après l'avertissement lancé par
l'instituteur de Perthes, c'est la surprise : des coups de feu sont
entendus du côté de Robinson ! A l'extrémité du faubourg de La
Noue, près du canal de la Marne-à-la-Saône, un char français est
en position, aux côtés d'une trentaine de soldats nord-africains et
d'éléments du 71e
groupe de reconnaissance divisionnaire d'infanterie (1ère
DIC) du chef d'escadrons Georges Massacrier, un cavalier de 52 ans :
c'est le «Beaune» du lieutenant Jean Adelmans, un B1 bis du 41e
bataillon de chars de combat (BCC) venu de la forêt de
Trois-Fontaines.
Quant
aux Nord-Africains, ils appartiennent à deux compagnies du 46e
bataillon de pionniers nord-africains (algériens) qui viennent
d'arriver à Saint-Dizier, en provenance de Châteauvillain (où
elles stationnaient depuis le 5 juin), la 2e
du lieutenant Cougniaud par le train, dès 2
h,
la 1ère
du capitaine René Payerne par autobus, à 16
h 30.
Aussitôt, ces éléments d'un bataillon commandé par le capitaine
Pirot avaient reçu l'ordre d'occuper le pont sur le canal sur la
route de Vitry-le-François, et le pont sur la Marne sur l'axe
Saint-Dizier – Bar-le-Duc – celui de la rue de Vergy. Alors
qu'«une
partie des hommes sont démunis de casques, que les
fusils-mitrailleurs modèle 1915 ont été donnés sans chargeurs»
(rapport du capitaine Payerne), les pionniers de la 1ère
compagnie se sont donc portés vers leurs positions, ceux de la 1ère
section avec le sergent Harat sur la Marne, ceux de la 2e
section avec le sergent Bentaleb sur le canal. «Une
équipe du génie est affectée à chaque pont pour le faire sauter
au moment opportun, écrit
le capitaine Payerne. Le
reste de la compagnie augmentée de la 2e
compagnie formera un centre de résistance dans Saint-Dizier aux
environs du PC du commandant de la place (chef d'escadron
Champsaur).
L'installation du dispositif est terminé à 17
h 30.»
Auparavant,
sont arrivés, vers 17
h, des
éléments du GRDI 71, partis dans la journée de Fleury-sur-Aire
(Meuse) et passés par Saudrupt. Initialement, ces cavaliers devaient
se rendre à Vitry-le-François, mais la ville vient de tomber. Dans
la cité bragarde, le commandant Massacrier ne dispose que de
l'escadron motocycliste (capitaine Georges Chalès) et de l'escadron
porté (mitrailleuses et canons). Le journal de marche du groupe
rapporte : «Au
moment où ils vont sortir de Saint-Dizier par la route de Vitry, la
barricade se ferme et un char ami isolé qui se trouvait là tire ses
dernières munitions sur les blindées ennemies arrêtées à quelque
600 m de ladite barricade. En même temps une courte très mais vive
fusillade se déclenche des fenêtres des maisons bordant la rue dans
laquelle l'escadron motocycliste et l'escadron porté sont engagés.
Le brigadier Lantier est légèrement blessé. Cette fusillade est le
fait de civils...» Cette
curieuse précision témoigne de la hantise de la «Cinquième
colonne» qu'éprouvent les soldats français. Un sous-officier de
l'escadron moto, le maréchal des logis Halphen, précisera même,
dans son rapport : «Quelques
parachutistes allemands descendent aux abords de la ville...»
Le
capitaine de pionniers Payerne se portait avec le capitaine Levrault,
l'adjoint du commandant Champsaur, jusqu'au pont du canal en
direction de Vitry lorsque le combat s'est engagé avec l'avant-garde
de la 1.
Panzer-Division.
«Les
hommes ne pouvaient pas tenir devant un ennemi en nombre et
terriblement armé, témoigne
René Payerne. La
section combat, les hommes se replient d'arbre en arbre... Je rejoins
le gros de la 2e
compagnie au milieu d'une panique générale provoquée par la fuite
des habitants et d'éléments militaires isolés...»
Au
GRDI 71, «l'escadron
motocycliste avec l'escadron porté refluent vers la place centrale
de Saint-Dizier... Craignant que l'ennemi ne fasse irruption dans
Saint-Dizier, le commandant de GR fait débarquer les mitrailleuses
et les canons de 25 et les installe de façon à interdire l'accès
des routes de Bar-le-Duc, Ligny-en-Barrois et Chaumont...» Mais
«l'ennemi
n'ayant pas insisté», les
cavaliers vont bientôt quitter Saint-Dizier pour prendre la
direction d'Humbécourt.
Repli
aussi pour l'équipage du char «Beaune», composé
du sergent-chef Gilbert Thiebault, du caporal Robert Chapellier, et
des chasseurs Adolphe Boeglin et Joseph Enderlin. Le blindé ayant
tiré jusqu'à épuisement de ses munitions contre l'avant-garde
allemande, revient jusque l'hôtel de ville, puis se dirige sur
Joinville. De leur côté, les pionniers ont décroché jusqu'à
Eurville, où ils vont stationner, pour quelques heures, à partir de
23
h...
Pendant
ces opérations, Saint-Dizier est sous le feu allemand. Stationné à
Brillon-en-Barrois, le capitaine Robert Lux, 45 ans, commandant
l'escadron hors rang du GRDI 71, note : «Arrivés
à l'entrée Nord-Est de Saint-Dizier, c'est une véritable panique
de la population civile. Les blindés sont à 1 km Est de la ville ;
des avions bombardent les points stratégiques : dépôts d'essence,
voies ferrées, camps d'aviation. Ils mitraillent en outre les
troupes déjà installées...» Des
incendies se déclarent en plusieurs endroits : aux Cités de l'Est,
à Robinson (que l'illustre groupe de chasse I/5 a quitté le 11
juin), à La Noue, mais encore à la société Péchelbronn dont les
réservoirs brûlent, ce qui accrédite la rumeur que «Saint-Dizier
est en feu». A 20
h,
les cloches de l'église Notre-Dame sonnent le tocsin. A la même
heure, la 127e
batterie (lieutenant Chêne) du 53e
groupe du 403e
RADCA
abat un avion Dornier 17 au-dessus de Chamouilley. Les ponts du
canal, rue Molière, et de la Marne, rue de Vergy, sont dynamités.
«A
22 h 30, sur 18 000 habitants, il ne reste à Saint-Dizier que 700 à
800 personnes qui attendent, la peur au ventre, la suite des
événements»,
écrit Jean-Marie Chirol.
Situation
confuse : l'ennemi, impressionné par les tirs du «Beaune», croit
la ville solidement tenue et attend la fin de la nuit pour l'investir
; de son côté, un bataillon français de la division Mast ne bouge
pas de Saudrupt, sur la route de Bar-le-Duc, car il pense la cité
bragarde déjà occupée...
Vendredi
14 juin 1940
Saint-Dizier
Paris,
ville ouverte, tombe. Saint-Dizier aussi. Vers 5 h, deux
blindés allemands, venant de la direction de Chancenay, entrent dans
la cité bragarde par l'avenue du Général-Sarrail, et se dirigent
vers la Chaussée Saint-Thiébault. Au passage, un immeuble SNCF est
incendié. Vers 6 h, les éléments avancés de la 1.
Panzer-Division pénètrent à leur tour dans la ville. Avec un
canon de 25 et des fusils Lebel, une trentaine de soldats
nord-africains défendent les abords de l'hôtel de ville. Avenue de
Verdun, le combat s'engage. La façade de la mairie est grêlée de
balles.
Dans
la ville, des soldats français tombent, dont trois à proximité de
la mairie.
Entre le 13 et le 16 juin, dates d'inhumation de plusieurs corps, dix
militaires sont morts dans la cité bragarde, soit au combat, soit
des suites de blessures. Il s'agit notamment, outre du capitaine
Brun, de l'armée de l'air, de Marceau Marella (422e
régiment de pionniers), de Boutaled, «trouvé
mort dans la rue sans pièces d'identité»,
d'Abdelkader Bellapache (des suites de blessures), Ouadi Ali Oueld
(46e
bataillon de pionniers)... La préfecture évoque également une
tombe «contenant
plusieurs corps non identifiés»,
ainsi qu'un inconnu pouvant s'appeler Fatui.
Le
pont Godard-Jeanson, sur la Marne, est intact, l'ennemi poursuit donc
sa progression sur Marnaval (où Emile Jeanmaire a trouvé la mort).
Dans les environs de la cité, à Hoëricourt, le chef de la Défense
passive, Albert Lang, a été mortellement blessé, et à Moeslains,
dans la nuit, deux soldats, Paul Péroche, 25 ans, et René Boudin,
du 242e
régiment d'artillerie lourde divisionnaire (RALD), ont été tués
dans leur véhicule sur la route de Valcourt.
«On
ne se rend pas !», entre Güe et Chamouilley
Composés
de réservistes dont l'âge ou les situations familiale et
professionnelle ont valu de ne pas être affectés dans des unités
combattantes, les régiments régionaux de protection (RR) ont reçu
notamment pour mission de défendre des ouvrages d'art ou
infrastructures militaires dans leur département. C'est le cas, dans
la Meuse, du 62e
RR commandé par le lieutenant-colonel Henri Moreau. Les
circonstances – la percée de Sedan et l'invasion de la région de
Saint-Dizier - amèneront ces réservistes à affronter l'ennemi, à
faire parfois acte de bravoure.
«Le
14 juin 1940, écrit
ainsi le lieutenant-colonel Moreau,
un
détachement de 20 hommes du 62e
RR, commandé par l'adjudant Michel, se repliait de Güe sur
Chamouilley, après la destruction du dépôt d'essence dont il avait
la garde. A l'entrée du village, vers 9
h,
rejoint par deux auto-mitrailleuses ennemies, le détachement prit sa
formation de combat et riposta aux rafales des attaquants. A une
première sommation de se rendre, l'adjudant Michel, debout, répondit
: «Jamais ! On ne se rend pas !» et commanda à nouveau le feu.
Après la troisième sommation, l'adjudant Michel fut tué. La lutte
cessa et les survivants furent faits prisonniers...»
Ces
hommes de la 2e
section de la 2e
compagnie sont tombés sur le territoire de la commune de
Cousances-aux-Forges (Meuse), à l'exacte frontière avec la
Haute-Marne :
.
Bertrand Chevallier, 30 ans ;
.
Maurice Haudot, 38 ans, né à Sommelonne (grièvement blessé, il
est décédé «une heure et demie après à Ancerville
où il avait été transporté») ;
.
sergent Joseph Kieffer ;
.
caporal Albert Louis, 41 ans ;
.
adjudant Henri Michel, 48 ans, né à Morley, chef d'une section de
mitrailleuses.
Quatre
de ces victimes ont été «malheureusement inhumés sans
cercueil» (selon le maire de Cousances), à gauche de la route
entre le village et Chamouilley.
Les
soldats Louis Viard et Ferdinand Caillard ont également été
blessés durant ce combat. Le lieutenant-colonel Moreau rendra aussi
hommage, dans son rapport, à l'attitude des sergents Lucien Laroche
et Grellier, des caporaux Coquerel et Mosser, des soldats Hert,
Pierre Lemetayer, Jules Poupart, Ludovic Fays, Edouard Oudin, Marcel
Boulanger, Victor Brillant, Lucien Bailly et Jules Lelièvre.
Entre
Sapignicourt et Perthes
Saint-Dizier
est perdu (le général Guderian y arrive à 12 h 45), mais à
l'ouest, des troupes françaises ont reçu pour mission de défendre
des positions sur la Marne : Perthes,
Hauteville, Larzicourt, Montcez-l'Abbaye, Saint-Remy-en-Bouzemont,
Cloyes,
Frignicourt, Arzillières, Drosnay. Il s'agit d'éléments de
la 3e division cuirassée de réserve (DCR), dont le PC
est à Outines. Selon le journal de marche du 16e
bataillon de chasseurs portés (commandant Maurice Waringhem), la
division «est réduite à 20 ou 25 chars (H-39 ou R-35 du 10e
bataillon) et à un bataillon de chasseurs de 300 hommes, réduit
lui-même à sept sections de voltigeurs et trois sections de 25...»
Les
combats qui vont se dérouler nous sont d'abord connus grâce à une
relation du 10e
bataillon de chars de combat (BCC)
parue dans la presse de l'Occupation : «Aux
premières heures, à la Maison-aux-Bois, on constitue des groupes de
chars qui vont avoir pour mission, en compagnie d'éléments du 16e
de bataillon de chasseurs, de tenir, sans esprit de recul, jusqu'à
la nuit. Nous n'avons plus de ravitaillement depuis trois jours et
n'avons pas dormi depuis sept nuits car on s'est battu ou fait
mouvement sans arrêt.
Le
groupe n°3 comprend cinq chars et un tracteur (équipage : caporal
Pages et chasseur Arnaud, 10e bataillon de
chars, 3e compagnie). Ce groupe est appuyé
par une section de fusiliers-voltigeurs et un canon de 25 du 16e
BCP. Le groupe est placé sous les ordres d'un jeune officier de 20
ans, le sous-lieutenant Géminel, du 10e
BCCA, 3e compagnie. Objectifs : défendre
Larzicourt, Hauteville, Blaise, et si possible atteindre Perthes (9
km à tenir pendant plus de quinze heures)».
La
section de chasseurs qui, coïncidence, s'est battue quelques jours
plus tôt dans un autre village champenois nommé Perthes, est
commandée par le sous-lieutenant Raymond Blanchou, de la 3e
compagnie (capitaine Edouard Fosse).
«A
5 h, le détachement se met en marche. A
Larzicourt, un char est posté dans l'axe du pont, char du
caporal-chef Coulazou, chasseur Gemelas, mécanicien. Le reste du
détachement pousse sur Perthes (nord du cours d'eau). Nous
croisons des civils qui s'enfuient et annoncent que les Allemands ne
sont plus qu'à 3 ou 4 km... Nous traversons avec précaution
Sapignicourt. De là, au-dessus de la lignée de peupliers qui
bordent le canal, nous apercevons de hautes flammes dans la direction
de Perthes.»
Frais
émoulu de l'école de Saint-Cyr, Maurice Géminel est un Meusien de
20 ans. Né à Beauzée-sur-Aire, ancien élève du lycée de
Bar-le-Duc, il raconte
: «Je
continue vers Perthes, à une dizaine de kilomètres, avec le reste
de mon groupe, mon char toujours en tête...»
Les soldats croisent des civils. Des ordres aux chefs de chars :
rentrer dans les tourelles, fermer les volets. Géminel, lui, reste
debout afin d'observer. Ce qu'il voit : Perthes qui brûle...
Soudain, «je
ressens un choc formidable et je suis précipité au fond du char...
Je réalise instantanément qu'un obus est entré par le volet avant
et a frappé mon pilote en plein visage...»
Camille D'Andréa, Italien de naissance de 23 ans, a été tué sur
le coup. «Il
me semble que je suis indemne. Ce n'est que plus tard que je
comprendrai que l'obus est arrivé à l'instant précis où je me
suis soulevé pour sortir ma tête à l'extérieur, et qu'ainsi, il
m'est passé entre les jambes...»
Le chroniqueur du bataillon poursuit : «Des
coups partent des rives boisées du canal. La tourelle du char du
sous-lieutenant Géminel est bloquée par des éclats d'obus et il
devient impossible d'utiliser les armes du char. Une épaisse fumée
se dégage du moteur et le feu se déclare à bord. Géminel essaie
de dégager le corps de son mécanicien. Il ouvre la porte de la
tourelle, se couche sur l'arrière du char et, sous une pluie de
balles, se laisse rouler à terre dans un champ de blé... L'ennemi
poursuit son bombardement. Le petit détachement se regroupe à 500
m, sous les ordres de Géminel. Les trois chars, le canon de 25 et le
fusil-mitrailleur ripostent. Les Allemands semblent occuper
solidement la rive opposée du canal. Des groupes se faufilent sur
plus de 600 m de front. Le sergent, chef de pièce du canon de 25,
est grièvement blessé. Il n'est encore que 7
h 30
et il faut absolument tenir toute la journée...»
Du
côté des chasseurs, le sous-lieutenant Blanchou vient de perdre un
de ses sous-officiers. Dans un compte-rendu adressé au commandant
Waringhem et au capitaine Fosse, son commandant de compagnie,
l'officier rapporte, à 7
h 45 : «Installation impossible, village occupé, à 7
h 30 une arme
antichars ennemie a détruit un de nos chars : mécanicien tué. Le
sergent Gay est tué (commandant le groupe de combat installé au sud
de Perthes).» Marius Gay sera
cité à titre posthume pour sa conduite lors des opérations : «Le
14 juin 1940, chargé d'atteindre les lisières du village de
Perthes-sur-Marne (sic), s'est courageusement porté en avant sous le
feu de l'ennemi. Est tombé mortellement blessé en entraînant ses
hommes.»
Poursuivons
la lecture de la relation du bataillon de chars : «Les
munitions diminuent sérieusement... Le détachement manœuvre en
retraite vers la deuxième ligne de défense... la Marne. Le canon de
25 est attelé, les blessés sont ramassés et les trois chars se
replient les derniers. Un des trois chars reste à Larzicourt avec
celui qui y est déjà, et les deux autres se rendent à Hauteville.
L'un de ces deux chars est posté sur la route en direction
d'Ambrières, et le dernier, ainsi que le canon de 25, est mis en
position à une centaine de mètres du pont de la Marne (au sud). Le
sous-lieutenant Géminel est sur le dernier char. A 9 h, tout
est en place.
A
13 h 30, des coups de canons et d'armes légères se font
entendre durant une heure environ. L'ennemi avance sur Larzicourt. De
son char, Coulazou tire sans discontinuer sur l'ennemi qui attaque en
force, et progresse en chantant. De nombreux soldats allemands
tombent sous les balles de mitrailleuses tirées par le caporal-chef
qui fait avancer son char afin de donner un peu de champ à notre
défense. A trois reprises il se fait réapprovisionner par le
tracteur, sans souci du danger, et reprend à chaque fois le tir. A
Hauteville, le combat n'est pas moins intense. Vers 16 h, des
fantassins ennemis apparaissent. On les voit du clocher de l'église
où se trouve son observateur. Ils installent des mitrailleuses dans
les fossés de la route et les bosquets avoisinants. Ils ouvrent le
feu mais Géminel les réduit au silence avec sa mitrailleuse... De
nouveaux éléments ennemis arrivent et, cependant aucun ne peut
franchir le pont balayé par nos tirs. Nous avons l'impression que
les troupes allemandes cherchent à passer la Marne en divers
endroits pour nous prendre en tenaille. Soudain, une pièce antichar
ennemie est mise en batterie à courte distance... Géminel a l'oeil
: en quelques coups de canon de son char, il tue tous les servants de
l'antichar.
Nous
apprenons maintenant que l'ennemi a franchi la Marne à Frignicourt.
En fin de journée, l'ordre de repli nous parvient au moment même où
les troupes allemandes débouchent de partout à la fois... Le
détachement se dirige sur Blaise, mais le village est déjà
«occupé». Nos chars forcent le passage. Nous récupérons alors
notre canon de 25 qui avait été capturé en début d'après-midi
par l'ennemi. A l'approche de la nuit, nous nous replions, avec nos
quatre chars criblés d'obus, et nos blessés, vers Drosnay. Ainsi,
la mission qui nous avait été assignée a été remplie.»
«Je
viens de retrouver mon bataillon et le capitaine, c'est inespéré,
témoigne
le sous-lieutenant Géminel. Le
capitaine me prend dans ses bras et m'embrasse... Il m'explique que,
pour lui, je n'existais plus (le caporal-chef Coulazou qui avait
connaissance, avant de se replier, de la destruction du char piloté
par d'Andréa, imaginait que j'avais également été tué)... Je
fais alors un bref récit de la journée du 14 (sur 24 officiers
combattants du bataillon, douze ont été tués ou blessés)...»
C'est
à 19
h que les chasseurs, qui
ont perdu une quarantaine d'hommes «hors de combat»,
sont touchés par l'ordre de repli. L'officier qui l'apporte leur dit
: «Si vous le pouvez sans accrochage grave, attendre la
tombée de la nuit pour exécution du repli, sinon opérer par bonds
successifs sur les trois axes...» Cet
officier d'état-major de la division, c'est un certain capitaine
Philippe de Hauteclocque, le futur maréchal Leclerc, d'ailleurs
blessé le lendemain à Magnant (Aube). Le décrochage amène les
hommes du commandant Waringhem jusqu'à Drosnay
et Giffaumont
pour y organiser des réduits (...) "